On essaiera de vous dissuader d'écrire sur le sujet. Peut-être même vous donnera-t-on des rendez-vous loufoques dans des jardins publics ! On prononcera devant vous les mots "barbouze" et "tricoche" - nom donné à la vente de services par des policiers et gendarmes ripoux. On vous suppliera de ne pas ternir l'image d'un secteur déjà malmené. Bienvenue dans le monde du renseignement privé.
Il mêle des détectives - moins d'un millier - qui ont délaissé les missions d'adultère pour prendre l'appellation, plus chic, d'"agents de renseignement privé" (ARP), une nébuleuse de sociétés dites "d'intelligence économique", dont la mission est de collecter et d'analyser de l'information en milieu concurrentiel, et des anciens policiers et gendarmes reconvertis. L'activité est reconnue, ses acteurs honorables pour la plupart, mais le secteur connaît aussi des dérives.
Le 13 mars, un commissaire divisionnaire de police, Patrick Moigne, est interpellé, puis écroué. Chef de la brigade des fraudes aux moyens de paiement de la police judiciaire de Paris, il est accusé d'avoir monnayé des informations puisées dans des fichiers bancaires ou de la police pour une petite société d'intelligence économique. Parmi les commanditaires figurerait le groupe Total. En mai, L'Express révèle que le porte-parole de la LCR, Olivier Besancenot, et sa famille ont été suivis, épiés et ses comptes bancaires violés par un "ARP" peu scrupuleux agissant pour un mystérieux donneur d'ordres.
Le 12 juin, un ancien gendarme passé dans le privé, Patrick Baptendier, sème la zizanie en détaillant dans un livre (Allez-y on vous couvre, éditions du Panama) les pratiques douteuses des sociétés d'intelligence économique et de ceux qui agissent comme leurs sous-traitants, les détectives privés. Il dénonce le comportement ambigu de la direction de la surveillance du territoire (DST) dont il était devenu l'indic, et qui s'intéresse de près à ce secteur.
En dépit des scandales, le marché ne cesse de se développer. Rien qu'à Paris, une vingtaine d'agences ouvrent chaque année, et une quarantaine de dirigeants sollicitent auprès de la Préfecture de police l'agrément, obligatoire depuis 2003. "Nous en refusons à peu près 10 %", indique Gilles Monbrun chef adjoint du 4e bureau de la Préfecture. Pour les ARP, un tiers des demandes émanent d'anciens policiers et gendarmes, certes appréciés pour leur qualité d'enquêteurs mais plus encore pour leur carnet d'adresses...
Confrontés à des guerres commerciales sans merci, de grands groupes n'hésitent pas à demander des renseignements confidentiels sur leurs concurrents et leur personnel. Comptez entre 150 et 1 000 euros le renseignement saisi dans un fichier défendu - et jusqu'à 4 000 euros pour un très gros client ; entre 80 et 100 euros de l'heure hors taxe pour une filature avec un ou deux agents ; de 3 000 à 5 000 euros pour une enquête pour concurrence déloyale. Les tarifs sont libres.
Mis en examen en 2006 pour "corruption et complicité de violation de fichiers automatisés", Patrick Baptendier risque cinq ans de prison. Il avait été mis sur écoute judiciaire au détour d'une enquête qui n'avait, à l'origine, rien à voir avec ses activités de "barbouze". Avec lui, tout un réseau s'est trouvé impliqué. Douze privés ont été mis en examen, ou entendus par la police. Parmi eux figurent deux responsables des principaux syndicats de privés.
Secrétaire fédéral du CNSP-ARP, Alain Letellier est resté quatorze heures en garde à vue le 30 mai 2006. Cité dans le livre de M. Baptendier comme pouvant fournir lui-même "pour 500 balles", des informations confidentielles, il a présenté, le 13 juin 2008, sa démission au CNSP-ARP qui l'a refusée. "Pour nous, il n'y a aucun problème, ça arrive à tout le monde d'être entendu...", assure le vice-président du syndicat, Alain Bernier. Du côté du Snarp, c'est le trésorier, Alain Chouet, qui a été inquiété.
Sous le couvert de l'anonymat, nombre de privés reconnaissent avoir recours à des pratiques illicites. "Lorsqu'on nous confie une enquête, en théorie, on devrait pouvoir y arriver en faisant notre boulot normalement, expose l'un d'eux. Mais ça prend du temps, et le temps, c'est de l'argent. Pour identifier une personne, par exemple, on va voir dans les fichiers des immatriculations, ça va beaucoup plus vite." Dans le cas de recherche sur les "PSA" (partis sans laisser d'adresse), les banques ouvriraient d'elles-mêmes leurs fichiers.
Il y a les informations "blanches", celles que les privés peuvent se procurer légalement, et les autres. La frontière est poreuse. Ce qui choque d'ailleurs le secteur, dans l'affaire Besancenot, ce ne sont pas les faits reprochés, mais la longueur de la mission ! "Quatre mois, c'est de l'acharnement...", juge un professionnel, pour qui les "fuites" de cette histoire trouveraient leur origine dans un impayé entre le commanditaire et le détective privé...
Bolloré, Vivendi, Les Mutuelles du Mans, ou la présidente du Medef, Laurence Parisot, font partie des noms de donneurs d'ordres cités par Patrick Baptendier. Tout comme les sociétés d'intelligence économique Kroll et Geos, deux poids lourds du secteur. Kroll, une société américaine qui se définit comme le "leader mondial en gestion du risque", aurait fait appel à des privés sans être regardante sur les méthodes. Par le biais d'une société de communication, elle fait dire qu'elle "n'a pas pour habitude de commenter des cas spécifiques et ne divulgue pas si elle a exécuté des travaux pour une personne ou une organisation". Une enquête de la Préfecture de police est en cours sur le statut juridique de sa filiale française.
Pour prévenir les abus, la police a mis en place une "traçabilité" sur la consultation de ses fichiers. Mais c'est dans ses propres rangs que les scandales éclatent. Le 26 mai, comparaissait au tribunal de grande instance de Paris, un ancien commissaire des renseignements généraux, Alain Parat, accusé d'abus de bien sociaux et de "trafic d'influence". Révoqué de la police en 1988 pour corruption, il travaillait depuis lors comme gérant d'une "entreprise de conseil", utilisant ses relations dans la police et l'administration fiscale pour des clients. Parmi ses "contacts", figuraient trois policiers en service. Deux ont été mis en retraite anticipée, le troisième a été muté. Parat était aussi un informateur rémunéré de la direction nationale d'enquêtes fiscales (DNEF), de 1998 à 2001. Aux enquêteurs, l'ancien commissaire prétexta des "échanges de bons procédés" : pour les "3 000 à 3 500 dossiers" qu'il a remis à la DNEF, il a perçu 46 000 euros plus 31 000 euros de remise de TVA. L'affaire sera jugée le 8 juillet.
Les liaisons dangereuses sont malgré tout entretenues, voire encouragées. Le secteur privé, en pleine expansion, représente un débouché très attractif pour des fonctionnaires de police. Le 30 janvier, au dernier étage de l'Institut du monde arabe, le groupe Geos fêtait ses dix ans d'existence. Dans la foule, d'anciens policiers en côtoyaient d'autres, toujours en exercice - dont le conseiller d'un ministre. L'entreprise, experte dans le "management du risque", s'est spécialisée dans le recrutement d'anciens fonctionnaires, ex-DGSE, ex-DST, ex-RAID, ex-Quai d'Orsay... Même sa filiale de renseignement est dirigée par un ancien policier de l'office central pour la répression de la grande délinquance financière.
Le président de Geos, Stéphane Gerardin, est lui-même un ancien de la DGSE. En 1988, il a participé à l'assaut de la grotte d'Ouvéa, en Nouvelle-Calédonie, avant de faire ses premiers pas dans le privé avec l'ex-gendarme Philippe Legorjus. "Ce que l'on recherche, c'est l'expérience, pas le carnet d'adresses qui devient vite obsolète", assure ce dernier, en exhibant un code de déontologie et un comité d'éthique en gage de bonne conduite.
Le Snarp aussi a sa bible déontologique. Qui précise, article 7 : "Dans les limites fixées par la loi, l'agent de recherche privé est libre de la conduite de ses enquêtes (...). Il lui appartient de tenir compte des avantages, des inconvénients et des conséquences des différentes méthodes d'enquête possible." A chacun de se débrouiller avec. "On a le droit d'enquêter, de ne pas faire état de notre profession, mais nous n'avons pas la boîte à outils qu'il nous faudrait", déplore Samuel Mathis, président du Snarp.
Face aux dérives, les pouvoirs publics ont tenté d'ériger des digues dans une loi de 1983, renforcée en 2003, et qui instaure, en plus de l'agrément, la nécessité d'une formation qualifiante pour tout nouvel entrant sur le marché. Le ministère de l'intérieur réfléchit aujourd'hui à de nouvelles dispositions législatives, en relation avec la Fédération des professionnels de l'intelligence économique (Fepie), qui voudrait bien obtenir un statut distinct des privés.
De son côté, pour mettre fin à "l'hypocrisie du système", le CNSP-ARP cherche à tirer parti de la situation. Dans un Livre blanc remis le 20 mai au ministère, le syndicat plaide pour la création d'un nouveau statut d'enquêteur privé afin "d'écarter le doute quant aux moyens mis en oeuvre" pour ses missions. Il ne réclame pas seulement une "habilitation au recueil de renseignement" qui permettrait de sortir du "cadre traditionnel du système D" ; il revendique également la mutation des privés vers un statut "d'auxiliaire des forces de l'ordre".
Les agents de la DST, eux, font actuellement le tour des privés, en leur donnant, comme à leur habitude, rendez-vous dans de grands hôtels parisiens. Pour "sentir" le terrain.
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Rédigé par : murialdo | 09 février 2009 à 18:30