LAURENT Gbagbo savoure sa revanche. « Chirac et Villepin n'ont eu ces dernières années qu'une seule politique : se débarrasser de Gbagbo », explique avec un grand sourire le président de la Côte d'Ivoire. « Ils ne s'en cachaient même pas. Mais aujourd'hui, ils sont partis et je suis toujours là ! », lance-t-il, confortablement installé dans une liseuse Louis XV, sous les ors de l'un des palais bâtis à Yamoussoukro par l'ancien président Houphouët-Boigny.
Élu dans des circonstances troublées en 2000, rescapé en septembre 2002 d'une sanglante tentative de coup d'État, sauvé in extremis par l'armée française d'une offensive rebelle venue du nord, et considéré par la suite comme un chef d'État en sursis, le président ivoirien a résisté à toutes les pressions internationales pour le contraindre à partager le pouvoir avec ses adversaires.
Une série de succès imprévus lui donnent aujourd'hui des raisons de se réjouir. Renouant avec leur parrain, le président burkinabé Blaise Compaoré, Gbagbo est parvenu à désarmer pacifiquement les rebelles nordistes des Forces nouvelles, en nommant premier ministre leur chef politique, Guillaume Soro. Il a réunifié symboliquement son pays coupé en deux, en se rendant lundi dernier à Bouaké, l'ancienne capitale rebelle, pour une grande cérémonie de réconciliation nationale. Il s'apprête à présent à organiser d'ici à mars 2008 une élection présidentielle plusieurs fois ajournée, qu'il serait aujourd'hui bien surprenant de le voir perdre.
Mais la grande satisfaction de Laurent Gbagbo est d'avoir résisté à la France, l'ancienne puissance coloniale dont l'influence, même déclinante, obsède la classe politique locale. Continuant à cacher sous une faconde débonnaire un sens politique redoutable, Gbagbo ne cache pas sa fierté blessée. « Le plus horripilant était que Chirac me parlait comme à un sous-préfet français ! La première fois que j'ai été reçu à l'Élysée, il m'a appelé Laurent. J'étais assez surpris. Je pense qu'il s'est trompé de personne, ou d'époque. »
L'épineuse question de l'« ivoirité»
Au-delà des questions d'amour-propre et des querelles personnelles, la mésentente entre Chirac et Gbagbo vient d'un malentendu plus profond. Quand la « vitrine » de l'Afrique francophone plonge, après la mort d'Houphouët-Boigny en 1993, dans une crise économique et se crispe sur son « ivoirité » contre les populations nordistes apparentées aux pays voisins, la diplomatie française identifie la question comme la principale cause de l'instabilité politique. Quand Dominique de Villepin devient ministre des Affaires étrangères, il se targue de « tordre le bras de Gbagbo » et Paris s'efforce d'obtenir l'élargissement du gouvernement et du corps électoral. Et notamment de permettre la candidature à l'élection présidentielle de l'ancien premier ministre d'Houphouët, Alassane Ouattara, empêché de se présenter par une Constitution adoptée en 2000 sous la dictature brouillonne du général Robert Gueï.
Gbagbo, sauvé en 2002 par l'opération « Licorne », l'une des plus importantes interventions militaires françaises en Afrique noire, placée après coup sous un mandat de l'ONU, n'apparaît pas alors en mesure de s'y opposer. Mais le président ivoirien voit les accords qui lui sont arrachés dans plusieurs conférences interivoiriennes, à Marcoussis, Accra et Pretoria, et les résolutions de l'ONU successives, comme autant de manifestations d'un insupportable néocolonialisme français.
Pour lui, « Licorne » favorise même la rébellion en entérinant la division du pays. Le bombardement par son aviation d'un cantonnement de l'armée française, qui fait neuf morts à Bouaké en 2004, lui apporte une preuve supplémentaire de la duplicité de Paris. « La France a libéré sans les interroger les pilotes biélorusses impliqués dans le bombardement, et a bloqué toute enquête. C'est que la vérité sur cette affaire ne doit pas vraiment arranger les autorités françaises ! », dit-il.
Quand Jacques Chirac, en représailles, fait détruire au sol tous ses aéronefs, ses partisans lancent de violentes manifestations antifrançaises à Abidjan, contraignant les soldats français à tirer sur des émeutiers. « Le président sud-africain Thabo Mbeki était en visite à ce moment-là. Il était horrifié. Ça lui rappelait l'apartheid ! », dit Gbagbo.
Avertissement
La leçon qu'il en tire est claire : « Il faut cesser d'infantiliser les rapports entre la France et l'Afrique. C'est fini, l'époque d'Houphouët, de Bongo ou d'Eyadema ! La France ne peut plus changer les chefs d'État africains qui ne lui conviennent pas. Il faut que les États se respectent les uns les autres, et la France ne doit plus mettre son nez dans les affaires de la Côte d'Ivoire. » S'agit-il d'un avertissement à Nicolas Sarkozy, qui vient d'effectuer une tournée en Afrique en évitant l'étape ivoirienne ? « Tout le monde est le bienvenu chez nous, mais sans poser de conditions préalables », répond Gbagbo.
Le président ne veut voir dans la crise ivoirienne qu'un combat pour la succession d'Houphouët-Boigny. L'épineuse question de l'« ivoirité » qui reste pendante, sera selon lui réglée avec le temps. Et comme pour mieux marquer qu'il dispose de la durée nécessaire, Laurent Gbagbo vient de lancer un nouveau programme de constructions à Yamoussoukro. Houphouët-Boigny avait fait surgir de la brousse qui entourait son village natal des avenues bordées de lampadaires, des palais futuristes décorés de tapisseries des Gobelins et entourés de lacs remplis de crocodiles. Gbagbo va y ajouter un nouveau palais présidentiel, une Assemblée nationale et un Sénat.
ADRIEN JAULMES (Le Figaro)
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