La rumeur malveillante est un outil de la concurrence dont l'impact est démultiplié avec Internet. La riposte exige un travail méthodique de contre-feu.
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Mars 2004, Chicago. La « cité des vents » accueille un important Salon professionnel high-tech, crucial pour une jeune entreprise française de micro-mécanique. Les principaux cadres de cette PME de 70 personnes ouvrent leur stand, pleins d'espoir, sûrs de décrocher de fructueux contrats. En pleine croissance, la société réalise déjà à l'export 60 % de ses 15 millions d'euros de chiffre d'affaires. Mais c'est la déroute qui l'attend.
Dès le premier après-midi, le stand est assailli par des clients inquiets et des visiteurs goguenards. Leur leitmotiv : « On ne peut pas vous passer de commandes, parce qu'on n'est pas sûr de la validité de vos brevets. » Cette rumeur va coûter cher à l'entreprise. Dans l'année qui suit, ses exportations chutent de 40 %. La PME vacille. Elle va mettre deux ans à remonter la pente, par un lent travail de reconquête des principaux donneurs d'ordre.
L'origine de la rumeur, en revanche, n'est pas longue à découvrir. Tout s'est noué au Salon de Chicago : lors d'un débat public, le directeur d'un laboratoire britannique accuse vivement l'entreprise française d'avoir indûment profité de ses travaux. Celle-ci a effectivement collaboré avec le laboratoire dans le cadre d'un programme européen de recherche. La PME française a ensuite déposé un brevet, que le laboratoire n'a pourtant jamais remis en cause ni attaqué en justice. Précision importante : à Chicago, le conférencier qui invite le Britannique à témoigner est le PDG d'une entreprise allemande, la principale concurrente de la PME française.
Le démenti, une nécessité
« Dans les batailles économiques, les meilleures rumeurs sont celles qui déstabilisent vite et fort », analyse Daniel Tartonne, associé au cabinet Asgard Management, spécialisé dans le conseil en stratégie concurrentielle. Elles permettent aussi à leurs auteurs peu scrupuleux de faire des économies... Dans ce cas, l'entreprise allemande de microélectronique a gagné pendant deux ans des parts de marché sur sa concurrente française, sans engager de coûteux investissements commerciaux.
Ce type de campagne est d'autant plus difficile à contrer que la rumeur s'agrippe à un élément tangible. « A la base, il existe toujours une parcelle de vérité, mettant en évidence une vulnérabilité de l'entreprise visée », souligne Daniel Tartonne.
On se souvient encore de l'affaire qui avait contraint Perrier à retirer toutes ses bouteilles du marché américain en janvier 1990. A l'origine, des traces de benzène avaient été découvertes dans... treize bouteilles commercialisées aux Etats-Unis. Les concurrents sur le marché des boissons s'étaient engouffrés dans la brèche, lançant la suspicion sur toute la production de Perrier.
« En général, la rumeur n'a pas d'origine identifiée, ce qui paradoxalement lui confère une crédibilité »,« L'entreprise visée doit réagir en publiant rapidement un démenti. C'est une démarche difficile, parce qu'elle alimente sur le moment la propagation de la rumeur. » Mais, a contrario, l'inaction peut entraîner des effets dévastateurs à long terme. La rumeur peut couver, « se propager à bas bruit » et s'amplifier. affirme Arnaud Dupui-Castérès, président du cabinet de conseil en stratégie de communication Vae Solis.
Légende urbaine
La diffusion par Internet ajoute un effet démultiplicateur, nécessitant des ripostes adaptées. En mars 2005, Ikea inaugure une nouvelle grande surface à Anderlecht, dans la banlieue de Bruxelles. En octobre, une rumeur se répand, relayée par des messages sur Internet. Une enfant de dix ans perdue par sa mère dans le magasin aurait été retrouvée un peu plus tard, les cheveux complètement rasés, droguée, une seringue à ses pieds, victime d'une tentative avortée d'enlèvement... Evidemment, l'histoire ne repose sur aucun élément réel. Mais face à sa propagation, le groupe est contraint de produire un communiqué officiel, démentant de la façon la plus claire tous ses éléments.
« L'émergence de cette rumeur n'a en fait rien à voir avec Ikea, souligne Joël Bajot, chercheur en communication à l'Université libre de Bruxelles. Elle trouve sa source aux Etats-Unis au début des années 1980 et circulait à cette époque sous forme de courrier postal. Depuis lors, elle touche régulièrement des groupes de grande distribution », ajoute-t-il.
Cette rumeur fonctionne selon le mode de la « légende urbaine » : transmise de proche en proche, elle réactive des peurs ancestrales dans un contexte moderne. « Marteau sans maître », elle se répand d'autant plus facilement dans la population. « Malgré tout, on peut se demander pourquoi Ikea a été touché à ce moment et pas un autre groupe », s'interroge Joël Bajot, par ailleurs animateur bénévole du site Hoaxbuster.com, spécialisé dans le décryptage des rumeurs.
Prévenir plutôt que guérir
« La rumeur orchestrée reste rare », estime toutefois Clément Bourrat, directeur des études de Cybion, un cabinet de veille et d'intelligence économique sur Internet. « En effet, les entreprises recourent de plus en plus à la prévention. Nous les alertons quand nous voyons apparaître des rumeurs les concernant, souvent sur des sites étrangers. Elles actionnent alors leurs services juridiques, une démarche généralement efficace. » Ainsi, si l'auteur du site est américain, la visite d'un « lawyer », mandaté par l'entreprise visée, a le plus souvent pour effet de stopper la campagne. Toutefois, si le site d'origine possède une forte réputation, la contre-attaque est plus complexe. En outre, l'archivage des pages sur les moteurs de recherche pénalise les entreprises victimes et requiert une riposte étudiée.
« Plus fréquemment sur Internet, les rumeurs sur les entreprises sont alimentées par des consommateurs mécontents, voire par des salariés qui émettent des critiques à l'encontre de l'entreprise ou de ses produits », souligne Clément Bourrat.
Une parade consiste à surveiller les sites et les forums les plus fréquentés, où l'entreprise est évoquée. Cela n'exclut pas de corriger les défauts des produits et des services, parce que toutes les critiques ne sont pas forcément infondées.
Source: Lesechos
Les réponses possibles
A proscrire :1. Ne rien faire : « faire le mort » est la démarche la plus risquée. « Elle peut être efficace, à condition d'être certain que la rumeur est circonscrite », nuance Arnaud Dupui-Castérès (Vae Solis).
2. Minorer : « C'est l'erreur majeure à ne pas commettre », affirme Arnaud Dupui-Castérès. Cet « exercice d'auto-persuasion » ne convainc pas à l'extérieur.
3. Provoquer une contre-rumeur : « Surtout pas, estime Daniel Tartonne (Asgard Management), car vous devenez gênant sur votre marché. »
A faire :
1. Démentir : « Il faut démentir pour couper court à la rumeur », affirme Daniel Tartonne (Asgard Management). Le communiqué ne suffit pas, il faut convaincre les salariés, les clients, les fournisseurs et toutes les parties prenantes.
2. Rechercher la source des rumeurs.
3. Utiliser les armes juridiques : quand la source est identifiée.
4. Se valoriser : pour sortir de l'affrontement, pratiquer la prise de judo : « On vous attaque parce que vous êtes intéressant : montrez vos atouts », estime Daniel Tartonne.
5. Prévenir : « travailler sur la cartographie des menaces potentielles, recenser les vulnérabilités » (Daniel Tartonne) ; « organiser la veille sur Internet » (Clément Bourrat, Cybion).
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