Le procès de Hissène Habré
attendra et ses victimes aussi. Le Sénégal, où vit paisiblement dans
une somptueuse villa l’ex-président du Tchad, devait organiser, «au nom de l’Afrique», le procès du dictateur au pouvoir à
N’Djaména de 1982 à 1990 à la demande de l’Union africaine (UA). Mais
le dernier sommet de l’UA, qui vient de s’achever à Accra (Ghana),
s’est bien gardé d’aborder cette question qui fâche, et Dakar continue
à tout faire pour ne pas juger son hôte. Selon Human Rights Watch, «il est évident que Hissène Habré, accusé par la commission
d’enquête du Tchad d’avoir vidé les caisses du Trésor public avant de
fuir [environ 7 millions d’euros, ndlr], possède de solides et
puissants supporteurs au Sénégal ayant tenté d’influencer le cours de
la justice».
Hissène Habré a été
inculpé en 2000 par la justice belge, au titre de la compétence
universelle, de crimes contre l’humanité, crimes de guerre et d’actes
de torture, à la suite d’une plainte déposée par d’anciennes victimes
résidant en Belgique. Human Rights Watch estime que 40 000 personnes
ont été tuées ou ont subi des tortures systématiques pendant qu’il
était au pouvoir. Dakar a refusé d’extrader Habré devant des juges
occidentaux, promettant d’organiser un procès sur son territoire.
De passage à Paris,
Jacqueline Moudeina, avocate et présidente de l’Association tchadienne
pour la promotion et la défense des droits de l’homme (ATPDH), qui a
été victime d’une tentative d’assassinat au Tchad en 2001, s’inquiète
du retard pris par les autorités sénégalaises.
Pourquoi la mise en place du tribunal prend-elle autant de temps ?
Tout simplement parce
que le Sénégal bloque la procédure. En acceptant que Hissène Habré soit
jugé sur son sol comme l’avait demandé l’UA [le 2 juillet 2006 au sommet de Banjul, ndlr], qui ne veut pas que l’ancien dictateur soit jugé par des
«blancs», le Sénégal aurait dû tout faire pour que le procès
commence au plus vite. La justice sénégalaise, qui déjà en 2000 s’était
déclarée incapable de juger l’accusé de crime de guerre, de crime
contre l’humanité et d’actes de torture, a demandé une aide de
66 millions d’euros à l’Union africaine et à la communauté
internationale pour la construction d’un nouveau palais de justice et
pour payer les honoraires des 15 juges sénégalais. Ce qui est une somme
absurde. De plus, la législation sénégalaise doit être révisée et le
corps judiciaire sénégalais formé pour être en mesure de juger Hissène
Habré sur la base du droit humanitaire international, qui n’est pas
connu des magistrats. Le temps est notre pire ennemi. Plus il passe,
plus la capacité des victimes à témoigner est amoindrie.
Psychologiquement et physiquement, elles ont subi de très lourds
traumatismes qui altèrent leur lucidité au fil des ans. D’autres, trop
affaiblies, vont probablement mourir.
Quel est le rôle de l’UA au sein du tribunal ?
L’UA doit réaffirmer
son soutien au Sénégal et financer le tribunal. Ce 9e sommet était
symbolique, car, un an jour pour jour, l’UA donnait au Sénégal la
mission de faire juger «au nom de l’Afrique» le criminel Habré. Or le dossier
n’était pas à l’ordre du jour, et l’UA nous a refusé la demande d’envoi
d’un émissaire spécial pour le dossier Hissène Habré.
Le président actuel du Tchad, Idriss Déby, soutient-il votre démarche ?
En tout cas, il nous soutient publiquement. Il avait invité en 2002 le juge d’instruction belge
Daniel Fransen, qui à l’époque était chargé de
l’affaire Habré. Fransen avait pu interroger au Tchad des victimes, des
témoins, mais aussi des anciens membres de la Direction de la
documentation et de la sécurité, la DDS, qui emprisonnait, torturait et
tuait les opposants. Le président Déby a même affirmé qu’il était prêt
à affréter un avion pour que les victimes tchadiennes puissent se
rendre au procès au Sénégal.
La réconciliation entre les bourreaux et les victimes de Hissène Habré est-elle possible ?
Seulement si justice
est rendue. Les victimes sont sans cesse humiliées par les bourreaux
qui ont été réintégrés au sein de l’administration tchadienne.
Quel regard ces «bourreaux» portent-ils sur vous ?
En tant que Tchadienne,
le fait que je sois à la tête d’une association nationale de défense
des droits de l’homme les agace profondément. J’ai d’ailleurs été la
cible d’un policier en 2001 lors d’une marche en faveur des victimes de
Habré. Cet ancien bourreau, contre qui ATPDH avait lancé une poursuite
judiciaire au Tchad, m’avait tiré dessus. Même si les bourreaux
continuent de me menacer, je ne laisserai pas tomber. Nous voulons que
Hissène Habré soit jugé au plus vite, que ce soit au Sénégal ou par un
tribunal international.
http://www.liberation.fr/actualite/monde/265492.FR.php
© Libération
Commentaires