Grosse chaleur dans l'église en briques du village de Karambi, près de Butare (Rwanda), où une foule silencieuse est massée en ce début juillet. Bidons et bassines en plastique, nattes de paille, matelas, baluchons jonchent le sol. Quintes de toux, pleurs d'enfants.
La plupart des fidèles sont assis, quelques-uns couchés. Une mère donne le sein à son nourrisson. Une jeune fille porte à son bras un chiffon taché de rouge. Plus loin, le front d'un homme visiblement mal en point est ceint d'un foulard maculé. Le réalisateur Alain Tasma monte sur l'estrade en bois : "Merci d'abord d'être là. J'imagine que ce n'est pas facile de revivre ça. L'action de ce film se passe en avril 1994. Certains sont là depuis six, dix jours et n'ont pas mangé ou ont bu très peu d'eau. Certains sont bien fatigués ou malades. Ils savent ce qui va arriver..."
Il reprend son souffle devant l'auditoire attentif. "Ce sera une scène très pénible à faire mais elle est importante. Elle est destinée au public français. Il est important que vous replongiez dans l'atmosphère de peur dans laquelle vous étiez. Il s'agit d'être au plus près de ce que vous avez vécu, pas seulement pour vous mais aussi pour tous ceux qui ne sont plus là."
Traduite au fur et à mesure en kinyarwanda par l'assistante du réalisateur, la harangue s'achève. "Silence ! Muceceke ! Ça tourne !" Dès lors, les prises se succèdent : scènes de prières et de recueillement pour les 150 figurants tutsis puis d'assaut violent de l'édifice par vingt miliciens et sept gendarmes hutus armés de machettes, de fusils et de gourdins cloutés défonçant avec fracas porte et volets. Les accessoiristes les remplaceront une dizaine de fois. Au fond de l'église, là où est regroupée une bonne part de l'équipe technique, franco-rwandaise, une figurante, réellement saisie d'effroi, ramasse une lance pour se défendre avant d'être raisonnée.
Sur le tournage du téléfilm Opération Turquoise, produit par Cipango, débuté fin mai et achevée le 6 juillet, la fiction se confond sans cesse avec la réalité d'hier, ravivant plaies et souvenirs du génocide rwandais qui a causé la mort de 700 000 à 900 000 personnes d'avril à juin 1994.
La scène éprouvante de l'église se situe à une dizaine de kilomètres du mémorial de Murambi, un site verdoyant où ont été exterminés, en l'espace de 15 heures, le 21 avril 1994, près de 50 000 tutsis - hommes, femmes, enfants - ensevelis dans des fosses communes signalées, ça et là, par des panneaux plantés dans l'herbe.
L'un d'eux, au centre de plusieurs corps de bâtiments, indique : "Place du drapeau français pendant l'opération "Turquoise"". L'intervention militaire française ainsi baptisée a été lancée deux mois, jour pour jour, après la tuerie de Murambi, avec pour but de créer des zones humanitaires sûres (ZHS) au Rwanda. Cette initiative, approuvée par une résolution de l'ONU, reste un sujet de controverse, tant sur ses motivations profondes que sur ses conséquences. Il faut dire qu'elle faisait suite à trois ans d'étroite coopération de l'Elysée avec le régime de Kigali et les forces armées rwandaises (FAR), alors aux mains des Hutus.
Treize ans plus tard, le scénariste Gilles Taurand a reconstitué les deux premières semaines de cette intervention. Les premiers militaires arrivés sur le terrain faisaient partie de détachements d'élite placés sous l'autorité du Commandement des opérations spéciales (COS). Environ 150 hommes aux profils et idéologies très divers. Ceux-ci découvrent avec des réactions contrastées la réalité des massacres : certains gradés, horrifiés, tombent des nues et assistent impuissants à la perpétuation des tueries. D'autres sont déjà venus au Rwanda comme instructeurs militaires des FAR et retrouvent avec plus ou moins de complicité d'anciennes connaissances devenues des meneurs du génocide.
Jamais il n'a été question de réaliser ce téléfilm - dont la diffusion est prévue sur Canal+ en novembre - ailleurs qu'au Rwanda, sur les lieux mêmes de la tragédie.
Mais ce tournage intervient dans un contexte politique très difficile entre la France et le Rwanda, envenimé par des enquêtes judiciaires toujours en cours entre les deux pays. Les relations diplomatiques ont été rompues le 27 novembre 2006.
Trois jours plus tard, le réalisateur Alain Tasma, le scénariste Gilles Taurand, et le producteur exécutif Frédéric Bruneel atterrissaient à Kigali sans visa, tentant le tout pour le tout. Ils se sont d'abord entretenus avec Joseph Habineza, le ministre de la culture, pour pouvoir circuler librement sur le territoire avant d'obtenir une entrevue avec le président Paul Kagamé, l'ancien chef du Front patriotique rwandais (FPR).
"On lui a dit qu'on voulait faire un film qui explique les relations tendues entre la France et le Rwanda, raconte Alain Tasma. Il a répondu qu'il était important qu'on parle en France du génocide." Paul Kagamé a visionné Nuit Noire 17 octobre 1961, le précédent téléfilm d'Alain Tasma, couronné par un International Emmy Awards en 2006. Il a ensuite donné son feu vert, facilitant le tournage dans le pays, et prêtant à l'occasion tentes et lits de camp. "Mais ce film n'a pas l'aval du gouvernement, précise Alain Tasma. Nous n'avons pas choisi notre camp, le but est de faire débat. Depuis le scénario a circulé. On nous a fait savoir que Kagame désapprouvait certaines scènes. Nous n'avons pas changé une ligne."
Près de 3 600 villageois, Tutsis et Hutus, ont été recrutés comme figurants. L'actualité aura rattrapé plusieurs d'entre eux. Un homme pressenti pour interpréter un préfet, l'un des responsables du génocide, a par exemple écopé de vingt ans de prison pour crimes contre l'humanité deux jours avant le tournage.
Des démobilisés de tous bords interprètent des soldats des FAR ou du FPR. De même, d'anciens militaires français ont été recrutés en marge des personnages principaux (Aurélien Recoing, Bruno Todeschini, Grégory Fitoussi, Frédéric Pierrot, Thierry Godard) pour manier leur fusil d'assaut avec naturel. L'équipe de production a ainsi découvert, quelques jours avant le départ, que certains connaissaient déjà le Rwanda comme soldats, à l'instar de Fabrice Butez, qui gère aujourd'hui en Savoie un centre privé de formation à la sécurité où les acteurs ont suivi un stage d'entraînement militaire.
Des films sur le génocide - tels Shooting Dogs, Sometimes in April, Hotel Rwanda -, ont déjà été tournés au Rwanda, mais essentiellement à Kigali et dans ses environs. Ce n'est pas fini. Auteur du documentaire Kigali, des images contre un massacre, Jean-Christophe Klotz envisage d'y tourner en décembre sa première fiction sur le sujet. Le Rwanda prend insensiblement l'habitude des caméras... Vendredi 6 juillet, le ministre de la culture rwandais a assuré, lors de la fête de fin de tournage d'Opération Turquoise, que le téléfilm français serait diffusé à la télévision rwandaise.
Le capitaine de frégate français Marin-Gillier (alias Cormery dans le film), en charge de Bisesero, fut mis au courant des massacres le 26 juin 1994 et non le 30 juin selon la version officielle de l’armée française. C’est le journaliste du New York Times, Sam Kiley, qui l’en informa, devant les caméras de CNN !
Par ailleurs, j'ai accompagné le 19 décembre 2006 la commission rwandaise à Bisesero et à Gishyita. J'y ai entendu des témoignages d'anciens miliciens aussi bien que d'un Hutu qui protégeait alors des Tutsi. Il les cachait aux soldats français. Ces derniers étaient, en effet, à Gishyita, aux barrières qu'ils ouvraient aux centaines de génocidaires armés de fusils et de gourdins en route vers Bisesero pour massacrer les Tutsi que le convoi du lieutenant-colonel Jean Rémy Duval (alias Harrège dans le film) venait de découvrir le 27 juin. C'est près de quatre mille militaires et miliciens rwandais qui furent convoyés à cette fin à Gishyita ... à 200 mètres à peine du campement français !
Rédigé par : Serge Farnel | 19 novembre 2007 à 17:29