Quand la première huile est remontée des profondeurs du champ de Dalia, à 140 kilomètres des côtes de l'Angola, Daniel Picard s'est senti récompensé de dures années de travail. C'était le 13 décembre 2006, à 2 heures du matin, et le directeur du projet FPSO (Floating production storage & offloading) de Total s'est dit que cette barge longue comme trois terrains de football, lourde de 416 000 tonnes à pleine charge et bonne à tout faire (extraction, traitement, stockage et chargement du brut), allait réaliser des merveilles.
Comme le FPSO Girassol ancré depuis 2001 à 10 kilomètres de là, Dalia symbolise les promesses de l'or noir du golfe de Guinée. Patron Afrique de Total, Jean Privey parle d'"une province pétrolière" qui n'existait sur aucune carte il y a dix ans. Avant que la compagnie n'y vive une "saga extraordinaire" avec "une série de découvertes parfois majeures à la fin des années 1990 sur le fameux bloc 17, qui renferme sans doute plus de 3 milliards de barils", s'enthousiasme encore Olivier de Langavant, directeur général exploration-production en Angola.
L'odyssée de Dalia pour rejoindre sa "province" a été mouvementée. Tirée par deux remorqueurs, la barge géante a parcouru 14 500 miles nautiques (27 000 kilomètres) depuis la Corée. Cent jours de mer où, à petite vitesse, elle a affronté le détroit de Malacca infesté de pirates sous la protection d'ex-gendarmes du GIGN, l'océan Indien et les vagues géantes du cap de Bonne-Espérance avant de s'ancrer dans les eaux plus calmes du golfe de Guinée.
RÈGLES DU JEU FAUSSÉES
Ce FPSO est une prouesse technologique, s'enorgueillit Total. Ses 71 puits d'extraction de brut et d'injection d'eau, ses risers flexibles dernière génération remontant une huile puisée jusqu'à 1 400 mètres de profondeur d'eau et ses unités où elle est débarrassée du gaz et de l'eau, puis stockée et transbordée tous les quatre jours sur des tankers arrimés à quelques encablures, en font une des plus grosses installations pétrolières au monde. "Nous avons écrit une nouvelle page dans la conquête des grands fonds", résume Yves-Louis Darricarrère, directeur général exploration-production de Total.
Opérateur de Dalia, le groupe français s'est associé à l'américain Esso, au britannique BP et aux norvégiens Statoil et Norsk Hydro pour y investir plus de 4 milliards de dollars (3 milliards d'euros). La mise de départ s'est vite révélée très rentable avec un coût d'extraction de 10 dollars pour un baril vendu entre 65 et 70 dollars à New York et à Londres. Un "profit oil" dont l'Etat angolais tire la plus grosse part. En quelques semaines, Dalia a atteint son plateau de production et débite chaque jour 240 000 barils, autant que Girassol. D'autres projets aux doux noms de fleurs suivront, comme Rosa (mis en production courant juin) et Pazflor (après 2010).
L'Afrique, où le groupe détient plus de 30 % de ses réserves (11 milliards de barils), est désormais sa première région de production, devant la mer du Nord. "C'est une zone-clé" pour atteindre l'objectif que s'est fixé Total, souligne M. Darricarrère : accroître la production de 5 % par an entre 2006 et 2010, un rythme bien supérieur à celui attendu au niveau mondial (1,3 %). Et, sur les 13 milliards de dollars investis en 2007 par Total dans l'exploration et la production, 40 % le seront en Afrique.
"L'Afrique talonne maintenant l'Arabie saoudite", dont les champs sont fermés aux étrangers, note M. Privey. Le continent noir est devenu l'enjeu d'une concurrence féroce alimentée par la soif de brut des Etats-Unis et des géants asiatiques (Chine, Inde, Japon...). Les Etats-Unis, dont 15 % du pétrole provient du golfe de Guinée, en ont fait depuis 2000 une région d'approvisionnement stratégique. Pourtant, la part relative des big oil (Exxon, Chevron...) s'érode au profit des compagnies européennes, comme Total, BP ou ENI. Mais aussi des chinoises comme Sinopec ou CNOOC, de plus en plus agressives.
A Luanda, les milieux pétroliers reconnaissent qu'il est difficile de rivaliser avec les Chinois, alors que les permis d'exploration de grands blocs sont de plus en plus chers : ils se négociaient 300 millions de dollars il y a cinq ans, ils s'arrachent à plus de 1 milliard aujourd'hui. Les groupes chinois ne sont pas seuls en cause, mais les relations d'Etat à Etat qu'ils entretiennent avec les pays producteurs, les lignes de crédit généreuses pour la reconstruction des infrastructures et les pots-de-vin faussent les règles du jeu dans l'attribution des blocs d'exploration. Jusqu'à "l'instrumentalisation de l'aide au développement", qui est "patente et étroitement liée aux enjeux commerciaux", notent les députés Jean-Jacques Guillet (UMP) et Paul Quilès (PS) dans un récent rapport ("La guerre de l'énergie n'est pas une fatalité").
DALIA ET GIRASSOL (ANGOLA) ENVOYÉ SPÉCIAL LEMONDE.FR
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