Agrippés à la rambarde du pont, au-dessus de la rivière Mathare, le bidonville le plus peuplé de Nairobi, des dizaines de personnes se penchent pour contempler le spectacle macabre. Deux moignons de cuisses dépassent de l’eau saumâtre.
En haut de la vallée, dans le quartier
«
Kosovo
»,
dénommé ainsi en raison des
affrontements récurrents entre milices armées, des habitants ont
retrouvé, plus tôt dans la matinée, une tête empalée sur une pique en
fer. Lorsque la police finit par dégager les restes du corps, emportés
par les eaux, la foule se met à hurler. «Nous vivons un cauchemar,
gémit une femme vêtue de guenilles.
Nous n’avons rien, regardez-nous. Les Mungiki font régner la terreur.»
Depuis plusieurs
semaines, à Mathare, où la majorité de la population vit avec moins de
1 dollar par jour, et dans plusieurs villes de la province centrale du
Kenya, la secte néotraditionnelle Mungiki, créée à la fin des
années 80, s’est illustrée par une vague de meurtres particulièrement
sanglants, décapitant et démembrant ses victimes. Cette secte, qui
compte des milliers d’adeptes parmi l’ethnie majoritaire au Kenya, les
Kikuyu (Mungiki signifie «multitude» en kikuyu), promeut le retour aux valeurs
traditionnelles et aux rituels, (notamment l’excision), en
s’inspirant du mouvement de libération Mau-Mau dans les années 50, qui
luttait contre la colonisation anglaise et l’appropriation des terres
par les colons blancs dans la vallée du Rift, bastion des Kikuyu.
Paroxysme. Leurs membres doivent prêter serment, sous l’autorité de prophètes, et se nomment entre eux
«jama», les «initiés». Ce serment en plusieurs étapes les
autorise à porter une arme et à tuer, sous la condition qu’ils ne
révèlent jamais les secrets du groupe. Quatre couleurs, le noir, le
vert, le blanc et le rouge, symbolisent leur lutte. Le choix du rouge
en mémoire de ceux qui ont combattu pour l’indépendance et du sang qui
doit continuer à couler tant que le pays ne sera, selon eux, pas
vraiment «libéré».
Le gouvernement kenyan
a déclaré la secte, ainsi que dix-sept autres milices d’autodéfense,
illégales en 2002, à la suite du massacre à la machette d’une vingtaine
de personnes dans un quartier de Nairobi. A chaque période électorale,
la secte fait parler d’elle par des actes de violence extrême, qui ont
atteint, selon plusieurs témoignages, leur paroxysme ces derniers mois.
«Les Kikuyu ont depuis deux siècles une forte tradition de
prophétisme, explique Hervé Maupeu, ethnologue français qui a beaucoup
étudié les Mungiki. En temps de crise, des mouvements religieux
apparaissent pour tenter de trouver des solutions inspirées des
véritables valeurs précoloniales de la communauté. Dans une société
capitaliste à outrance, quel contrat social est offert à ces jeunes qui
n’ont pas de travail, pas d’avenir, pas eu de moyens pour aller à
l’école ? Les Mungiki séduisent une population marginalisée, jeune, qui
est exclue de ce système libéral et individualiste.»
Les élections constituent pour la secte des Mungiki un moment clé de leur lutte, où les jeunes sont censés prendre le pouvoir.
«Dans la tradition kikuyu, tous les trente ans, l’ancienne
génération cédait la place à la jeune génération, à l’occasion d’une
cérémonie que l’on appelle itwika
. Les élections représentent, pour les Mungiki, l’itwika moderne» ,
ajoute Hervé Maupeu. Au-delà d’une idéologie très marquée, les Mungiki
ont, pendant les années 90, reçu le soutien de nombreux opposants au
parti Kanu, Parti de l’union nationale du Kenya de l’ancien président
Daniel Arap Moi, au pouvoir de 1978 à 2002. Durant chaque période
électorale, les Mungiki ont été largement financés pour servir de
milice privée à ces hommes politiques, qui mesurent aujourd’hui les
conséquences de la création de ce monstre à des fins électorales.
Impunité. A Mathare, et dans d’autres villes de
province, les Mungiki forment désormais un véritable Etat dans l’Etat,
levant des impôts en toute impunité sur les transports publics, les
commerces et les habitations. «Je dois payer 1 dollar par mois pour la location d’une pièce de
10 mètres carrés, raconte Lucy, mère de trois enfants, qui tient un
petit commerce de légumes dans le bidonville. A chaque fois que nous
utilisons les toilettes publiques, je dois payer aussi.»
Une véritable guerre se
déroule en ce moment avec les conducteurs de matatu, les véhicules de
transport public. Sur plusieurs tronçons du pays, les chauffeurs de bus
doivent payer des sommes astronomiques aux Mungiki censés assurer leur
sécurité. Depuis un mois, certains conducteurs qui se sont rebellés
contre ce système parallèle l’ont payé de leur vie, des membres de la
secte ayant pris en otage et dépouillé des passagers puis décapité les
deux conducteurs.
«Les Mungiki ont été déçus par le régime actuel, qui s’est servi
d’eux, leur a fait des promesses de changement qui n’ont pas été
tenues», révèle un officier de police qui a infiltré le mouvement pendant plusieurs années.
Climat de terreur. La police kenyane se livre à une
répression sans merci, créant un climat de terreur parmi la population.
Début juin, cinq cents policiers ont quadrillé le quartier, forçant les
habitants - y compris les femmes et les enfants - à sortir de chez eux
et à s’allonger par terre pour être fouillés et interrogés. Une
trentaine de personnes, qualifiées de
«suspectes» par les officiers de police, ont été tuées à
bout portant, provoquant les protestations d’Amnesty International, qui
a dénoncé des tueries allant à l’encontre des lois internationales.
«Nous avons autant peur de la police que des Mungiki, maintenant»,
affirme Anthony, un jeune écolier qui a fui le bidonville, de crainte
d’être brutalisé. Selon de nombreux observateurs, la secte évolue de
plus en plus de manière indépendante des politiques - qui n’ont plus
aucun contrôle sur elle -, en cellules isolées, sans chef unique, et
elle a promis de poursuivre une lutte sans pitié jusqu’à l’élection
présidentielle prévue à la fin de l’année.
Source: Liberation.fr
Source: Liberation.fr
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