Monsieur le ministre de l'Intérieur,
Je m'appelle Cheikh Yérim Seck. Je suis sénégalais par l'histoire et par la géographie. Depuis maintenant plus d'un an, je suis victime d'un harcèlement dûment planifié, continu et injustifié de vos services. J'avais décidé, par pudeur, de le supporter en silence sans jamais en faire état. Mais un récent dérapage me contraint de sortir d'une réserve que je me suis imposé tous ces derniers mois. Depuis plusieurs jours, mon véhicule est retenu au commissariat de police de Médina. Moins que cette mesure, c'est sa motivation inavouée qui intrigue. Une source policière bien informée me l'a dévoilée. Elle m'a conjuré, « pour (ma) sécurité », d'expertiser la voiture avant de l'utiliser quand elle me sera retournée. « La police n'est qu'une couverture, a-t-elle ajouté. Ce sont les services qui sont dans le coup. » L'avertissement fait froid dans le dos. Et confirme qu'on peut s'en prendre dangereusement à moi.
Je vous interpelle, monsieur le ministre de l'Intérieur, tout comme je prends l'opinion à témoin. D'autant que la manœuvre a été minutieusement orchestrée. Il y a environ quatre mois, des policiers m'ont pris nuitamment en chasse à Dakar, aux alentours de la Grande Mosquée. J'étais en compagnie de mon confrère, Cheikh Mbacké Guissé, journaliste au quotidien L'As. Il était 2 h du matin. La patrouille, qui m'avait pris en filature depuis minuit, m'arrête. Un des policiers me demande mon permis de conduire et m'enjoint de le suivre au commissariat central, au Plateau, en face de la « Compagnie de circulation ». A l'arrivée, je m'entends dire que mon permis allait être confisqué jusqu'au lendemain où je devais repasser pour le retirer.
Depuis ce jour, je n'ai plus revu ce document, malgré mes passages répétés au commissariat, et en dépit de l'insistance de Cheikh Mbacké Guissé, témoin des faits.
Quelques semaines plus tard, à l'occasion d'un autre de mes passages à Dakar, la carte grise de mon véhicule et l'attestation d'assurance m'ont été retirées aux abords de l'université par un policier. Lequel m'a donné un matricule qui se révélera par la suite erroné. Au bout de cet enchaînement de faits dignes d'un Etat-voyou, il ne restait plus aux autorités qu'à immobiliser le véhicule pour « défaut de pièces ». La fourniture des photocopies de ces pièces par le concessionnaire dakarois - qui m'a vendu la voiture - n' y a rien fait. Le commissaire de Médina, Bécaye Diarra, m'a répondu, au téléphone : « Je ne peux prendre aucune décision vous concernant sans en référer à la hiérarchie. » Suis-je un citoyen à part ? Qui est, en l'occurrence, « la hiérarchie » ? Des indiscrétions au sein du commissariat, confirmées par une source de votre entourage – je suis journaliste, monsieur le ministre – m'autorisent à affirmer que c'est votre ministère qui a planifié, organisé et exécuté cette énième tracasserie. Comble de l'acharnement : on a même suggéré « en haut lieu » au policier qui a retenu la voiture d'alléguer que je l'ai outragé !
Je suis étonné, M. le ministre de l'Intérieur, que vos services consacrent autant d'énergie à ma modeste personne, au moment où l'obscurité qui enveloppe Dakar au crépuscule – du fait d'un déficit cruel d'électricité – accroît la criminalité et les atteintes aux personnes dans notre capitale. Je ne comprends pas non plus que votre département puisse distraire un temps précieux qui pourrait être utilisé pour lutter contre une tragédie : les milliers de jeunes Sénégalais qui, au péril de leur vie, empruntent tous les jours des embarcations de fortune pour échouer sur les côtes européennes. Je vous croyais, M. le ministre, suffisamment préoccupé par l'équation de cette jeunesse qui se suicide six ans après l'avènement au pouvoir de celui qui leur avait promis emploi et mieux-être. Je suis intrigué par un tel déploiement de moyens pour me surveiller ou me nuire. Je n'ai jamais tué ni volé ni violé. Vos services ne manquent pourtant pas d'affaires à démêler. L'avènement de l'alternance a inauguré l'ère des scandales répétés et non élucidés. Tels, pour ne parler que de l'actualité récente, ces fonds publics qui, à en croire Oumar Sarr, porte-parole d'un tout nouveau parti, ont été transférés dans des comptes off shore en Israël et à Chypre. Quel est le montant de ces fonds ? Qui les a détournés ? Les Sénégalais ont le droit de savoir. Comme ils doivent être édifiés sur le scandale qui a éclaté autour de la gestion des chantiers de l'Anoci, et qui a connu un rebondissement le 12 octobre, avec la convocation à la Division des investigations criminelles (Dic) de deux journalistes soupçonnés de détenir une lettre du « corbeau ». Que contient cette missive comme information explosive ? Qui compromet-elle pour que tout un Etat se mobilise dans le but de la récupérer ? Voilà autant de questions auxquelles notre police serait bien avisée de trouver des réponses.
Je ne vous apprends rien, M. le ministre de l'Intérieur : je suis l'objet d'une traque à l'intérieur comme à l'extérieur de mon propre pays.
Il y a deux mois, mon domicile en France a été « visité » par de mystérieux cambrioleurs qui ont emporté avec eux tout ce qui est matériel informatique, laissant à leur place objets de valeur et matériels électroménagers. Je n'ai jamais parlé de ce cambriolage qui toutefois m'intrigue. Qui sont ces voleurs d'un genre particulier ? Que cherchaient-ils comme information ou comme document ?
A l'intérieur du Sénégal, même ma respiration est surveillée. Mes communications téléphoniques sont écoutées. Mon véhicule est en permanence suivi. Des fiches de police sont rédigées à flux continu sur mes moindres faits et gestes. L'une d'entre elles, qui s'est retrouvée sur le blog d'un journaliste, s'ingère de manière intolérable dans ma vie privée, dévoile l'intimité de ma famille et des personnes qui me sont chères, cite nommément mes fréquentations et mes amis journalistes, relate mes goûts alimentaires et indique les restaurants où je mange… Veut-on m'empoisonner, comme beaucoup de mes proches le redoutent ? Même l'URSS, aux pires moments du stalinisme, n'a fait mieux dans l'atteinte au droit à la vie privée et à la confidentialité.
Des « plans » pour nuire à mon intégrité physique ou à ma moralité ont été concoctés à la présidence, et révélés avec force détails par la presse. Sans doute pour la première fois dans l'histoire presque cinquantenaire de Jeune Afrique, le président d'un pays africain a écrit à sa rédaction pour attaquer personnellement un journaliste ressortissant de son pays. En septembre 2005, un avocat agissant au nom et pour le compte d'Abdoulaye Wade a écrit une lettre violente et insolente qui m'invente une parenté fallacieuse avec un ex-Premier ministre tombé en disgrâce. Ce « droit de réponse » a été publié dans le numéro 2333 de J.A. sans le moindre commentaire de ma part. Il avait déjà en soi suffisamment nui à l'image des dirigeants de mon pays pour que j'en rajoute.
Non satisfaite, la présidence sénégalaise a lâché ses « journaux » sur moi. J'ai été l'objet de toutes les formes d'insulte, traité de tout, même de… pédophile. L'auteur de cette dernière insanité a été condamné par la justice. Toute honte bue, ce personnage, à qui votre régime a confié le rôle d'insulter tous les Sénégalais qui s'opposent à vos dérives, continue à faire dans le genre auquel il correspond. Dommage ! Qui aurait pu imaginer que ces mûrs blancs immaculés de ce majestueux palais de l'ex-AOF, encore hanté par le fantôme de Léopold Sédar Senghor, pouvaient arriver à couver des « journaux » et « journalistes » aussi orduriers ?
Monsieur le ministre de l'Intérieur, toutes les tracasseries au monde ne réussiront pas à me faire renoncer à ma liberté de penser, de parler et d'écrire. J'aime la liberté. Je ne fais aucune concession sur l'exercice de mes droits inaliénables, imprescriptibles et indivisibles. J'aime la liberté. J'ai choisi de faire des études universitaires en sciences juridiques pour comprendre les lois qui régissent la société, mais également pour connaître les libertés fondamentales de la personne humaine. Jamais je ne serai ce que vous voulez que je sois. Je ne suis pas capable d'estime pour un régime népotique, corrompu, bavard, incompétent, liberticide et comploteur. Mais également dénué de tout sens de l'histoire et de la sociologie.
Votre pouvoir se trompe en effet de peuple et d'époque s'il estime pouvoir bâillonner les Sénégalais au moyen de la terreur. Il a certes battu le record historique des brimades à l'encontre d'hommes politiques (Abdourahim Agne, Talla Sylla, Idrissa Seck, Jean-Paul Dias et fils, Amath Dansokho, Ousmane Tanor Dieng…) et de journalistes (Sidy Diop, Madiambal Diagne, Abdoulatif Coulibaly, Sophie Malibeau, Babacar Touré et la quasi-totalité de son groupe etc.) Mais le droit à l'expression résiste plus que jamais. Le propre de la liberté, dixit Alexis de Tocqueville, c'est d'être un bien auquel aucun être humain ne peut renoncer.
Monsieur le ministre de l'Intérieur, vous ne pouvez, en tant que ministre de la police, vous soustraire à une obligation fondamentale : veiller au respect par vos services des droits des Sénégalais, dont je suis. Ces droits, quels qu'ils soient (libertés de presse, d'expression, de manifestation et de cortège…) ne sont pas une concession d'Abdoulaye Wade, contrairement à ce qu'il laisse couramment entendre. Inhérents à la nature et à la dignité de l'homme, ils sont le fruit de grands combats de l'humanité, depuis la condamnation à mort de Socrate en Grèce antique jusqu'à la Déclaration universelle des droits de l'homme de l'Onu en 1948, en passant par la révolte de Moïse contre le traitement infligé aux Hébreux par le Pharaon d'Egypte, l'apport humaniste de la pensée judéo-chrétienne, la philosophie des lumières du 18ème siècle et la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.
Monsieur le ministre de l'Intérieur, les tracasseries que m'impose votre régime ne sont pas un cas isolé. Les Sénégalais sont soumis depuis 6 ans à un autoritarisme qui n'honore point notre tradition démocratique. Léopold Sédar Senghor a bâti un Etat. Abdou Diouf l'a sauvegardé. Vous l'avez mis à genoux. Depuis ce jour du 1er avril 2000 où Diouf s'est embarqué dans un avion à destination de l'Egypte, au lendemain de sa défaite électorale, les institutions de notre pays n'ont cessé de craqueler et de s'affaisser. Tant il est vrai que les institutions, si raffinées soit-elles, demeurent des cadres abstraits qui ne valent que par les hommes qui les animent. Rien de ce qui était symbolique n'a été épargné. Le président de la République, première des institutions, n'a jamais été aussi mis en cause depuis l'indépendance. Dans un livre documenté, un journaliste d'investigation l'accuse d'être l'instigateur d'un crime et d'être mêlé à une surfacturation de plusieurs milliards de F cfa dans l'attribution des marchés pour la rénovation de l'avion présidentiel. L'Assemblée nationale a entamé le peu de crédibilité qui lui restait le jour où elle a voté la loi la plus scandaleuse de notre histoire politique : la loi Ezzan qui accorde l'amnistie aux auteurs et instigateurs du meurtre de l'ancien vice-président du Conseil constitutionnel, Me Babacar Séye. La législature actuelle est également la première à rester en place au-delà du mandat que lui a conféré le peuple sénégalais. La justice, pourtant animée par des magistrats parmi les plus brillants d'Afrique, est l'institution la plus décrédibilisée par les agissements du pouvoir issu de l'alternance de mars 2000. Régulièrement actionnée pour régler leurs comptes à des opposants politiques, à des journalistes ou à des syndicalistes, elle a été complètement éclaboussée par l'affaire dite des chantiers de Thiès.
Dans ce vulgaire règlement de comptes entre un chef d'Etat et son ex-homme de confiance, la justice a été mouillée, mais surtout ridiculisée par la « fin de l'histoire » : une négociation triviale entre les deux ex-collaborateurs. Quel discrédit ! « C'est le niveau zéro de la politique », a commenté sur TV5 un observateur averti au lendemain de la libération de Seck. A l'armée, l'une des plus républicaines de notre continent, Abdoulaye Wade a décidé d'inoculer le virus de la politique, donc de la division, de la désobéissance, du désordre. La décision de faire voter les militaires a ulcéré un chef d'état-major qui a brusquement été limogé et « muté » loin du pays, à un poste d'ambassadeur en Chine !
Votre régime marque une page tragique de l'histoire de notre pays. Tous les Sénégalais sérieux souhaitent qu'elle se referme le plus rapidement possible. Il y va de la sauvegarde de notre démocratie, de notre stabilité, de nos grands équilibres religieux et confrériques, de notre respectabilité internationale…
En un temps record, L'Etat du Sénégal s'est mué en un instrument au service d'intérêts familiaux, mais aussi de vengeances personnelles. Penseur politique de haute facture, protestant attaché à l'éthique, Max Weber a défini l'Etat comme « le monopole de la violence politique légitime. » Violence politique certes, mais violence politique légitime, c'est-à-dire juste, objective, fondée sur la loi… Le propre de la démocratie et de la République, selon Montesquieu, c'est d'être fondées sur la vertu.
Monsieur le ministre de l'Intérieur, ceux qui détiennent les moyens de répression doivent être vertueux. Vous ne devez utiliser la violence de l'Etat contre moi que si et seulement si je viole la loi. Tout agissement contraire n'est qu'injustice. Et l'injustice cultive la résistance chez l'homme d'honneur. Voilà pourquoi tous les actes d'intimidation de vos services à mon encontre sont vains.
Dieu a fait les êtres humains différents. Il m'a créé muni d'un disque dur particulier. Je n'y peux rien : je suis formaté de manière à ne pas pouvoir ressentir un sentiment de peur. Mon logiciel mental fonctionne sur la base d'une certitude : seul Dieu, maître des jours à venir, peut favoriser ou nuire. Aucun être humain ne peut rien contre son prochain, hors la volonté du Tout-Puissant.
Monsieur le ministre de l'Intérieur, je réclame une seule chose, élémentaire dans un pays qui se dit démocratique : avoir, comme tout autre citoyen, le droit d'aller et de venir, de penser, de parler et d'écrire sans subir de tracasseries. Si celles-ci persistent, je serai au regret de vous alerter à nouveau – et, avec vous, l'opinion nationale et internationale – jusqu'à ce que soit respecté mon droit inaliénable à une vie paisible dans mon pays.
Recevez, monsieur le ministre, mes salutations.
Cheikh Yérim Seck, citoyen sénégalais.
(Source: Rewmi)
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