J’ai beaucoup hésité avant de parler aujourd’hui de la situation faite à la filière « arachide » par nos gouvernants actuels. En effet, ayant occupé les fonctions de Ministre chargé de l’Agriculture, j’avais décidé d’adopter une sorte d’attitude de réserve, me contentant d’exprimer mes points de vue au sein et dans le cadre de mon parti, le Parti socialiste, ou dans des cercles privés. Mais devant les errements graves observés dans ce domaine, je ne peux plus me conformer à cette réserve voulue.
Il faut d’abord comprendre que l’arachide au Sénégal n’a pas qu’une place de production végétale simple. Elle est l’élément le plus important de circulation monétaire dans nos campagnes, surtout dans ce que l’on appelle le Bassin arachidier. Ensuite l’arachide est fortement associée à l’élevage, surtout l’élevage de cour, du fait de la fane qui constitue l’aliment le plus courant pour notre cheptel. Enfin l’essentiel de la vie sociale dans nos villages et nos villes moyennes est régulée par le calendrier cultural et commercial de l’arachide ; par exemple les gros achats de famille, les mariages, la réfection des maisons etc … se faisaient et se font au moment de la traite.
Si l’on ajoute à cela toute l’économie du transport au Sénégal basée sur le transfert des graines des seccos à l’usine, on mesure mieux l’importance de l’arachide dans notre économie, sans compter les unités de transformation de la SONACOS à Lyndiane, Ziguinchor, Diourbel et Dakar, qui emploient un grand nombre d’ouvriers et de saisonniers.
Donc perturber l’économie arachidière, c’est perturber des pans entiers de notre économie et de notre société.
Quand le Parti Socialiste était au pouvoir, on a pu nous reprocher peut-être des prix peu rémunérateurs ou des lacunes dans l’encadrement paysan, ou encore un endettement des producteurs, mais jamais, je dis bien jamais, nous n’avons raté nos campagnes de commercialisation qui commençaient en novembre et se terminaient en avril. Nous préparions aussi les campagnes de production en mettant en place très tôt les intrants dans le cadre du programme agricole (PA). Les prix d’achat de l’arachide aux producteurs étaient fixés dès le mois de mai, c’est-à-dire bien avant même la campagne de production. Ainsi le paysan, au moment de semer, savait à quel prix il allait vendre sa production d’arachide, et pouvait donc choisir de faire de l’arachide ou pas.
Au moment où nous quittions le pouvoir en l’an 2000, un vaste programme de relance de la filière arachidière avait démarré avec le soutien de l’Union Européenne. Par ailleurs dans le cadre du programme des services agricoles et des organisations de producteurs (PSOAP), sur financement de la Banque Mondiale, l’encadrement paysan, la recherche agricole, et l’appui aux organisations de producteurs étaient des axes d’actions qui devaient conduire à :
- Reconstituer le capital semencier à partir de la recherche jusqu’aux producteurs semenciers, et nous en étions à 25 000 tonnes de semences sélectionnées pour un objectif de 100.000 tonnes à atteindre dans les 5 ou 6 ans.
- Régénérer les sols par un programme de phosphatage qui devaient se poursuivre par une politique de mise à disposition d’engrais à des conditions adaptées.
- Assainir la sous filière « semences » par une bonne politique de certification.
- Accélérer la mécanisation.
- Rationaliser les circuits de commercialisation.
- Réadapter le crédit agricole et le transférer aux structures bancaires.
- Procéder de façon judicieuse à une privatisation graduelle des différentes fonctions de la filière.
Avec l’accompagnement de la politique de décentralisation institutionnelle, nous en étions, dans le domaine agricole à une plus forte implication des producteurs évidemment, mais aussi des élus locaux.
Bref, il y avait une vision, un programme, des objectifs, et des plans d’actions très précis qui devaient redonner à l’arachide toute sa place dans notre économie, tout en aidant à la diversification.
En effet, du fait des contraintes écologiques de notre pays, il y a des zones du Sénégal où, en dehors de l’arachide, il est difficile de faire autre chose. Et donc décourager la production de l’arachide revient à tuer toute activité agricole dans ces zones.
Le régime du PDS, ayant mal apprécié la situation et n’ayant pas de vision claire, a accumulé les erreurs depuis 2000 .
Dès le départ, en arrivant au pouvoir, le PDS a pris une mesure démagogique, en juin 2000, consistant à distribuer gratuitement 80.000 tonnes de semences, sans prendre en compte les conséquences d’une telle décision.
D’abord la qualité de ces semences posait problème, puisque en plus des 25 000 tonnes de semences sélectionnées que nous avions laissées, le reste était de l’écrémé ou du tout venant. Mais le plus grave, c’est que le gouvernement n’a pas compris que cette mesure avait un coût. Il fallait donc, quelque soit l’appréciation positive ou négative que l’on pouvait faire de cette mesure, déterminer qui allait payer ce coût. Eh oui, la SONACOS avait certes un stock d’arachides non encore trituré, mais elle n’avait pas encore dénoué le crédit obtenu des banques pour la commercialisation 1999/2000. Donc ce stock, d’une certaine manière, appartenait aux banques. Or l’Etat n’ayant pas inscrit dans son budget cette opération, il fallait s’attendre à des difficultés pour la commercialisation à suivre, si ce coût n’était pas payé. Malheureusement, le gouvernement ne l’a compris que très tard, car il a eu effectivement toutes les difficultés à rassembler le financement de la commercialisation 2000-2001.
Il lui a fallu faire voter, un peu tard, une loi rectificative de finances pour régler le problème de la dette 1999/2000 de la SONACOS auprès des banques, sans pour autant boucler le financement de la commercialisation 2000/2001.
Les choses ont tardé à se mettre en place et, de façon là encore démagogique, on a fait démarrer la campagne de commercialisation sans avoir obtenu le financement total. Et c’est là que sont apparus, dès 2001, les premiers « bons impayés ».
En effet, c’est délibérément que l’on a instauré ce mécanisme, sachant bien que l’on ne pouvait pas payer cash. Ces bons ont été inventés pour mettre les paysans en attente, pendant que le gouvernement sillonnait le monde pour trouver l’argent de la commercialisation. Ainsi la place de Londres a été démarchée sans grand succès, et il a fallu, après plusieurs mois, aller trouver une partie du financement ailleurs, dans les pays du Golfe, je crois.
A la suite de ce gros raté, le gouvernement a procédé, de façon mal pensée et maladroite, à la suppression de la SONAGRAINES, la filiale de la SONACOS qui s’occupait de la mise en place des intrants et de la commercialisation.
L’Etat pouvait certes supprimer la SONAGRAINES, mais il devait penser aux fonctions que celle-ci remplissait, et qui, elles, devaient demeurer pour la suivie de la filière. Or, le gouvernement n’a pensé qu’à la fonction de collecte et il a précipitamment mis en place un dispositif d’opérateurs privés, les OPS, très politisés du reste dans certaines zones. La fonction de transport n’a pas été intégrée dans la démarche, au point qu’il a fallu revoir les choses quand le système carreau usine a été instauré et que l’on a fixé, il y a 2 ans, le prix sans tenir compte des coûts de transport.
Et puis est venue la privatisation de la SONACOS l’année dernière. Une privatisation qui a été faite sans que l’on s’assure que les repreneurs et les autres acteurs de la filière seraient en mesure de pérenniser un mécanisme qui ne flouerait pas les producteurs.
Certains ont même pensé que le repreneur est surtout intéressé par le site de Bel Air à Dakar, pour une bonne opération immobilière. Vrai ou faux, j’espère que des garanties ont été prises pour ne pas dévoyer une opération de privatisation d’unité industrielle en une opération de liquidation partielle, permettant ainsi une revente de site en vue d’un programme immobilier.
Pour revenir à la campagne de cette année, là aussi du jamais vu, la commercialisation de l’arachide n’a commencé qu’à la mi-janvier, et encore ! Les perturbations observées sont dues à l’absence de financement. Un prix d’achat au producteur a été fixé à 150 F/KG, mais tout le monde constate que ce prix n’est pas appliqué sur le terrain, où la spéculation impose un prix tournant autour de 100F/kg. Les bons refont leur apparition. Quel amateurisme et quel gâchis pour le pays !
Pourquoi au moment de la privatisation, sachant que les besoins en financement s’élèvent à environs 45 milliards F CFA, n’a-t-on pas exigé du Repreneur d’être adossé à une banque ou à un pool bancaire pour pouvoir acheter la production arachidière à hauteur au moins de 250.000 à 300.000 tonnes ?
Pourquoi n’a-t-on pas analysé toutes les fonctions nécessaires au bon fonctionnement de la filière pour en assurer l’exercice soit par l’Etat, soit par le privé ?
Pourquoi l’Etat ayant décidé de subventionner le prix de l’arachide, n’a toujours pas libéré cette subvention et qu’en réalité c’est la SONACOS qui pré finance cette subvention ?
Aujourd’hui la capacité de financement de la SONACOS privatisée se limite aux 80.000 tonnes achetées. Comment le reste prévu sera financé ?
Pourquoi les producteurs n’ont pas été impliqués dans le processus de privatisation de la SONACOS et dans le capital de la nouvelle société ?
Je ne vais pas continuer à charger le gouvernement, mais ces interpellations doivent les amener à regarder la réalité en face et, de grâce, à ne pas sacrifier l’arachide au Sénégal. Trop de vies en dépendent, trop d’enjeux existent dans cette filière pour la survie de notre cohésion sociale et pour simplement la vie dans nos campagnes. Il faut se ressaisir et vite.
Commentaires