Le moins que l’on puisse dire est que Talla Sylla, de l’Alliance Jëf-Jël est furax. C’est un défenseur de la République et de l’expression du peuple sénégalais qui s’étrangle de rage face à la décision du Président Wade et de son parti, le Pds, de coupler les élections, en prorogeant le mandat des députés. Le Jëf-Jël s’est d’ailleurs réuni, hier, à Thiès, pour fixer les lignes de son combat contre ce qu’il appelle une forfaiture. Pour Talla Sylla, il s’agit là d’un putsch constitutionnel inacceptable et contre lequel toute l’opposition a le devoir de se lever pour refuser le fait accompli. Maintenant. Sans attendre. Pour refonder les valeurs collectives. Pour une nouvelle transition.
Lors du dernier conseil des ministres, le président de la République a décidé de soumettre à l’Assemblée nationale un projet de loi portant prorogation du mandat des députés. Donc, les élections législatives seront différées pour être couplées avec la Présidentielle en 2007. Quelle lecture, faites-vous de cette décision ?
C’est un acte d’une extrême gravité. Il y a quelques mois, au terme de la médiation entreprise par le président de la République dans le conflit opposant les acteurs politiques bissau-guinéens, j’avais pris l’initiative de le féliciter, mais je n’avais pas manqué de souligner que les problèmes sont créés, en général, par les décisions intempestives et unilatérales en matière électorale. Et cette décision unilatérale est un acte de trop, nous montrant que ceux qui sont, aujourd’hui, au pouvoir, veulent nous mettre devant le fait accompli. Nous ne l’accepterons pas ! Nous prendrons toutes les dispositions idoines pour que les élections aient lieu aux dates prévues. Et, nous le ferons en rapport avec les forces vives de ce pays qui veulent s’engager véritablement dans une logique de défendre la République.
Quelles sont précisément ces dispositions ?
On a l’impression que les gens du pouvoir veulent nous pousser à avoir recours à des solutions passives du genre : «S’ils reportent les élections, nous démissionnons de l’Assemblée nationale.» Cette solution n’est pas viable. Nous sommes dans un contexte sociologique particulier. Quand un député démissionne d’une liste, c’est son suivant qui le remplace. Si on tient compte des réalités actuelles du Sénégal, il arrivera un moment où certains vont accepter de siéger à l’Assemblée. Ensuite, je ne pense pas qu’il faille reporter le combat à plus tard. C’est maintenant que le problème se pose ; c’est maintenant qu’il faut s’organiser et se mobiliser. Wade et son gouvernement ont décidé de saisir l’Assemblée nationale qui n’a pas la prérogative de discuter de cette question. Celle-ci ne peut être tranchée que par le peuple sénégalais, par référendum, à la limite. De toute façon, si le peuple ne le peut pas, personne d’autre ne le pourrait. Il eût fallu d’abord maintenir le calendrier républicain tel qu’il est. S’ils pensent autrement, il fallait interpeller le peuple sur la question et l’inviter à se prononcer dans le cadre d’un référendum. Maintenant, comme ils savent certainement ce qui les attend au terme du référendum, ils ont décidé de procéder à un coup d’Etat, ni plus ni moins. Nous avons le devoir de nous opposer à un coup d’Etat. La résistance à l’oppression est un droit inaliénable de l’homme. C’est pourquoi, si le parti au pouvoir (Le Parti démocratique sénégalais (Pds) : ndlr) et ses dirigeants deviennent un obstacle incontournable à l’expression de la volonté et de la souveraineté du peuple, ils ne nous laisseraient d’autre choix que celui de les renverser par la force. C’est à cela que j’invite l’ensemble des démocrates sénégalais, la Communauté internationale qui doit veiller à ce qu’un coup d’Etat ne soit pas perpétré dans ce pays.
On ne peut pas proroger un mandat, qui est donné par le peuple par d’autres voies que celles prévues par ce peuple. Ces gens-là veulent faire un forcing. Tant qu’il s’agissait de discuter, d’échanger sur nos divergences, nos façons de voir, on l’a fait. Depuis quelques mois, nous avions pris des initiatives dans ce sens pour permettre d’apaiser la situation. J’avais dit au président de la République que si la situation ivoirienne a pu en arriver là, c’est parce que la classe politique de ce pays n’a pas su jeter des passerelles là où et quand il le fallait, mais en fixant les limites à ne pas dépasser. Quand on a dépassé les bornes, il n’y a plus de limites. Et les bornes sont en train d’être dépassées.
A vous suivre, logiquement, le combat aujourd’hui, contre le projet de loi du Président Wade sur le couplage des élections, ne doit pas se mener au niveau du Parlement. Doit-il donc se mener par d’autres moyens ?
C’est ma conviction. De toute façon, d’abord, le terrain du Parlement est un terrain piégé. Ensuite, l’Assemblée nationale sénégalaise ne peut pas discuter de cette question. C’est une simple question de bon sens. On ne peut pas concevoir que quelqu’un puisse avoir les moyens et la prérogative de proroger son propre mandat, alors qu’il est élu. A partir de ce moment, il ne faut pas se laisser piéger et donner l’impression que c’est à la suite d’un débat que la majorité, souverainement, a décidé. Non ! Sur cette question, la souveraineté appartient au peuple qui donne cinq ans et qui peut, éventuellement, donner un an, deux ans ou quelques mois. Que peut faire le président de la République ? Il ne peut qu’écourter les mandats, le sien, ceux des élus locaux ou des députés, par la dissolution de l’Assemblée nationale. Il ne peut pas proroger leurs mandats. De ce point de vue, il faut que les forces vives de ce pays se retrouvent, s’organisent au-delà de nos divergences, de nos appartenances partisanes, de nos options politiques et philosophiques. Que ces forces vives se regroupent et qu’elles sachent que le moment de se battre est venu. Il faut choisir de se battre ou de se courber. Nous, nous avons choisi de nous battre.
Est-ce que vous pensez que l’option c’est celle de certains leaders politiques qui annoncent que lorsque leur mandat est terminé, ils ne vont plus siéger à l’Assemblée ?
Si on attend jusqu’à la fin du mois de juin, c’est qu’on aura déjà accepté le forfait. Le Code électoral a clairement prévu la convocation du collège électoral, six mois avant la date prévue du scrutin. On a dépassé cette date. Le forfait est déjà là. Le forcing aussi. Nous ne devons pas attendre d’être devant le fait accompli. Il n’est plus urgent d’attendre que deviennent obsolètes les solutions qui sont possibles aujourd’hui. C’est maintenant qu’il faut donner confiance au peuple sénégalais. En tant que leaders de cette opposition, nous avons le devoir d’offrir une perspective aux Sénégalais qui sont, aujourd’hui, inquiets.
Il y a un an, quand nous appelions à la démission du Président Wade, quels sont les arguments que l’on nous opposait ? Il fallait respecter le calendrier républicain et attendre jusqu’au terme du mandat. Aujourd’hui qu’ils se sont rendu compte qu’ils n’ont aucune possibilité de gagner les élections législatives et, partant de là qu’ils vont perdre la Présidentielle, ils se disent qu’ils ne faut pas organiser les élections. Cela veut dire que l’attitude de ces gens ne repose sur aucun principe. Sur cette base-là, nous nous sommes dit que nous devons nous réorganiser, réchauffer le mouvement de l’année dernière et montrer très clairement que le peuple sénégalais doit pouvoir défendre sa volonté. Nous ne disons pas, aujourd’hui, qu’il faut élire tel ou tel au pouvoir, par la force. Nous ne sommes pas des putschistes. Les putschistes, ce sont ceux qui veulent priver le peuple de sa souveraineté et l’expression de sa volonté. Il faut faire face à ces putschistes. En Afrique, il n’est pas rare que des peuples applaudissent quand des coups d’Etat militaires surviennent. Et c’est à cause de ces genres de situations. Il faut éviter que cela intervienne au Sénégal. Pour cela, il faut que les démocrates et les républicains se réveillent, s’organisent pour offrir une alternative démocratique et républicaine.
Vous avez une position radicale vis-à-vis de ce que vous appelez un coup de force constitutionnel et appelez l’opposition que l’on reproche, à tort ou à raisons d’être timorée. Est-ce que vous pensez que votre discours peut, aujourd’hui, réveiller cette opposition ?
Je l’espère. De toute façon, l’unité de l’opposition n’est qu’une modalité pour mobiliser le peuple. Si l’opposition ne veut pas s’unir pour se battre sur le terrain, nous prendrons d’autres dispositions, avec les démocrates souhaitant défendre la République. Nous allons descendre sur le terrain, organiser, mobiliser le peuple et aller à l’assaut de ceux qui veulent tordre le coup à la démocratie.
Au-delà de l’homme politique, vous êtes aussi un sociologue. Comment le sociologue analyse, aujourd’hui, cette posture du parti au pouvoir consistant à ne pas respecter le calendrier républicain, pour utiliser d’autres moyens pour se maintenir au pouvoir ?
Wade et ses hommes font une erreur d’appréciation, d’analyse, de la sociologie politique sénégalaise. Ils pensent que, aujourd’hui, le peuple sénégalais n’est pas assez mûr pour s’organiser sur des questions politiques et électorales, que c’est un peuple totalement corruptible, qu’avec l’argent et la pression, ils pourront arriver à défaire tout mouvement de contestation dans ce pays. C’est mal connaître le Sénégal. Avant nous, les Sénégalais se sont toujours battus. Aujourd’hui, le mouvement paysan est devenu une réalité, au Sénégal. Ce mouvement paysan qui constitue l’écrasante majorité de la population. Parce qu’il ne s’exprime pas à travers les radios, il est de plus en plus ignoré dans la prise en charge de la solution. Cependant, ce monde paysan va s’exprimer, d’une manière ou d’une autre. Aujourd’hui, la paupérisation progressive et totalement inacceptable dans les villes est en train de mettre en place tout un mouvement au niveau de la jeunesse qui n’a plus de perspectives et ce mouvement-là menace de se déverser dans la rue. Donc, si on ne met pas en place une alternative crédible, à même d’organiser ces gens, nous allons être débordés à gauche. Et il risque de se passer des choses totalement incontrôlables dans ce pays.
Nous pouvons encore, à condition de faire preuve de promptitude dans la réaction, organiser toutes ces velléités existant à l’état latent au niveau du peuple sénégalais. A la base, nous pouvons organiser toutes ces velléités dans le cadre d’un mouvement national de renaissance du Sénégal. Pour refonder la République, nous avons besoin d’une nouvelle transition où l’on ne va chercher qui va être là, qui est le messie -le temps des messies est révolu en politique- mais comment refonder les bases de la République, re-souder les Sénégalais, retrouver des perspectives collectives. Depuis quelque temps, on constate que les Sénégalais ont rompu d’avec la recherche de solutions collectives. Maintenant, on cherche les solutions individuelles et individualistes de sortie de crise. Ce n’est pas viable. Vous avez vu ce qui s’est passé aux frontières de l’Espagne ? C’est l’expression suprême du désespoir. Vous avez vu ces citoyens qui prenaient l’avion par le train d’atterrissage et qui finissent par en mourir horriblement. Nous devons nous tourner vers notre propre pays pour dire : «Il est encore possible d’avoir des solutions collectives, de retrouver un destin collectif, un Sénégal dont nous pourrons tous être fiers, au-delà de nos appartenances partisanes, de nos convictions religieuses et philosophiques.»
Il y a quelques mois, nous avions organisé des rencontres citoyennes pour regrouper les Sénégalais et offrir d’autres perspectives, un débat sur d’autres choses que sur des élections. Les Sénégalais ont d’autres préoccupations que celles des élections. Nous avons fait des propositions de réformes institutionnelles à tous les niveaux, pour faire en sorte que demain, la royauté ne puisse pas s’installer au Sénégal.
A suivre
Soro DIOP: Le Quotidien
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