Les Africains en quête de travail, ceux qui fuient la misère ou la guerre, ne convergent pas tous vers l'Europe. Loin de là. Tandis que l'Afrique subsaharienne compte 17 millions de migrants internes au continent, les trente pays riches de l'OCDE en accueillent moins de 4 millions. En Afrique de l'Ouest, 7,5 millions de personnes vivent dans un pays différent de celui où elles sont nées, soit dix fois plus que le nombre d'Africains de l'Ouest établis en Europe. Plus lourdement qu'aux portes de l'espace Schengen, plus discrètement aussi, les défis de l'immigration se jouent, souvent dans la violence, aux frontières internes de l'Afrique.
Cette réalité met à mal les beaux discours sur l'unité africaine, secoue l'idéal panafricaniste et relativise les critiques sur la gestion occidentale de l'immigration. Elle vient d'être illustrée par les violences xénophobes qui ont ensanglanté l'Afrique du Sud. Les immigrés venus du Zimbabwe ont été pris pour cibles. Depuis quelques années, ces réfugiés économiques fuient un pays où l'inflation dépasse 160 000 % et où se nourrir relève du tour de force. Souvent mieux formés que les Sud-Africains, contraints de travailler à n'importe quelles conditions, les Zimbabwéens ont provoqué chez leurs hôtes involontaires des réactions de haine.
L'arrivée illégale en Afrique du Sud, au cours de la dernière décennie, de 3 millions de Zimbabwéens - près d'un habitant sur quatre de l'ex-Rhodésie du Sud - résulte d'une logique d'attraction aussi vieille que les migrations humaines : la dégringolade économique du Zimbabwe et la violence ont mis des populations sur la route du pays voisin, en pleine expansion. L'Afrique du Sud multiraciale (48 millions d'habitants) est un vieux pays d'immigration. Sa politique en la matière a longtemps été mise au service du renforcement de la suprématie blanche. Depuis la fin de l'apartheid, l'instauration d'une citoyenneté non raciale et le relâchement des contrôles aux frontières ont "produit" massivement des illégaux. De repoussoir pour les Noirs, l'Afrique du Sud est devenue eldorado.
Les migrants africains du Mozambique et du Lesotho, tolérés par le régime raciste dans les enclaves intérieures réservées aux Noirs, se sont retrouvés en situation irrégulière dans le pays libéré au début des années 1990. L'ouverture du pays et ses succès économiques n'ont fait qu'exacerber la tendance en aggravant les tensions sociales. Nul n'explique les massacres de Johannesburg, Pretoria, Durban et Le Cap par des facteurs ethniques : ils résultent de l'arrivée massive d'immigrés dans un pays où le taux de chômage est estimé à 40 % par les syndicats (27,5 % officiellement), et où il n'y a pas de structures d'accueil pour ces migrants livrés à eux-mêmes. Cette impéritie résulte du refus du président Mbeki, au nom de la solidarité africaine, de reconnaître la dérive du pays voisin et d'user de son influence pour tenter d'y remédier. Solidaire de Robert Mugabe, héros de l'indépendance de son pays, le successeur de Nelson Mandela a répété, contre toute évidence, qu'il n'y avait "pas de crise" au Zimbabwe. M. Mbeki, qui se veut le chantre d'une "renaissance africaine", a tardivement évoqué "la honte" que lui inspiraient les agressions.
Les violences entre Noirs ne sont pas une nouveauté en Afrique du Sud, où la lutte entre les mouvements zoulous et le Congrès national africain (ANC) a souvent entaché la lutte contre l'apartheid. Mais le spectacle de Noirs pauvres massacrant leurs semblables dans le pays qui a su renverser pacifiquement le régime raciste a saisi d'effroi tout le continent. "Les Sud-Africains ont-ils oublié le soutien de leurs voisins dans la lutte contre l'apartheid ?", ont déploré en substance nombre d'observateurs. Exclus du statut de réfugiés, les migrants font l'objet d'une vigoureuse politique de reconduite à la frontière par Pretoria. Chaque année, 150 000 étrangers sont éloignés de force, en train, vers le Zimbabwe. Nombre d'entre eux repassent la frontière dans les jours qui suivent.
BOUCS ÉMISSAIRES
A l'autre extrémité du continent, la Libye de Kadhafi est passée maîtresse dans l'art d'instrumentaliser l'afflux d'immigrés (20 % de la population contre 8 % en France), qui tiennent des secteurs entiers de l'économie. L'immigration, facilitée dans les années 1990, lorsque le "guide" a troqué le panarabisme pour le panafricanisme, est sévèrement contrôlée depuis les années 2000 et la normalisation des relations avec les pays occidentaux. Des rafles de grande ampleur sont organisées régulièrement, comme en janvier, suivies d'expulsions massives vers le sud avec le soutien financier de l'UE. Depuis les émeutes racistes de 2000 - une centaine de morts -, les Noirs servent de boucs émissaires aux difficultés économiques.
Sans parler des réfugiés chassés de leur pays par les guerres, l'histoire récente de l'Afrique est parsemée d'épisodes de ce genre. A chaque fois, la xénophobie exacerbée par des rivalités économiques ou foncières est exploitée et aboutit à des expulsions massives. Dans les principaux pays d'accueil - Cameroun, Gabon, Angola et surtout Nigeria et Côte d'Ivoire -, le retournement de la conjoncture économique s'est traduit par une chasse aux immigrés. D'autres Etats, comme le Sénégal ou le Niger, sont devenus des pays de transit vers l'Europe. Ces dernières années, la fin de nombreux conflits a entraîné une baisse spectaculaire du nombre des réfugiés (2,3 millions en 2007 contre 5,4 en 1990, selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés HCR). A l'inverse, la paix mais aussi la pauvreté rurale, l'instabilité économique et la dilapidation des richesses ne cessent d'encourager les migrations économiques, vecteurs de considérables transferts de fonds vers les pays d'origine.
Les migrations illégales intracontinentales ont pris une telle ampleur que l'Union africaine prône depuis 2006 "une prise en charge concertée, organisée et efficace" du phénomène. Un voeu pieux pour l'heure. Un état civil lacunaire, des trafics de faux papiers à grande échelle, des frontières immenses et souvent artificielles rendent les contrôles presque impossibles. D'autant que les pays africains sont regroupés dans des unions régionales qui, sur le papier, prônent en leur sein la libre circulation des hommes et des biens. L'Afrique, secouée par une croissance démographique souvent supérieure à la croissance économique, est en pleine effervescence migratoire. Déjà, en dépit des obstacles, de la xénophobie et des expulsions, les Africains, toutes formes de migration confondues, sont les habitants les plus mobiles de la planète.
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