Le quotidien camerounais "Le Messager" vient de publier dans sa rubrique "Cartes sur table" une interview avec le journaliste d'investigation Philippe Bernard, un connaisseur de l'Afrique, journaliste au quotidien français "Le Monde".
C'est
une bombe dans le milieux des africanistes, et chez les apôtres de la
Françafrique. Philippe Bernard a eu accés à l'enquête de la police
française qui a eu lieu suite à une plainte de
trois associations à propos de ce qu’elles appellent « les biens mal
acquis par certains présidents africains ». On y apprend beaucoup de choses, la la fortune de Bongo, Sassou, Obiang, Compaoré, ... Une fois l’enquête de police faite, le juge a décidé, en novembre, que le délit n’était pas constitué et il a classé le dossier « sans suite ».
Un
travail qui a pris plusieurs mois au journaliste Philippe Bernard,
parce qu'il aura fallu vérifier l'authenticité des informations, les
dates, ....
Bonne lecture.
La
première question qui nous vient à l’esprit est qu’en menant cette
enquête, quels sont les résultats auxquels vous avez abouti ?
Les principaux résultats auxquels j’ai abouti résultent, non pas d’une
enquête que j’ai menée moi-même de bout en bout, mais de la
connaissance que j’ai pu avoir d’une enquête de police. Celle-ci a été
effectuée en France suite à une plainte de trois associations à propos
de ce qu’elles appellent « les biens mal acquis par certains présidents
africains ». Cette enquête a essentiellement permis de révéler la
composition du patrimoine immobilier en France que possèdent les
présidents gabonais et congolais (Congo Brazzaville). Ce patrimoine est
composé d’immeubles situés dans les quartiers les plus riches de Paris.
L’enquête a aussi révélé l’existence d’une impressionnante flotte
d’automobiles de luxe et de très nombreux comptes bancaires.
La plainte déposée en mars 2007 visait le délit de « recel de
détournement d’argent public » commis en France, autrement dit le fait
d’avoir détenu des sommes d’argent détournées de budgets d’Etat. C’est
l’enquête de police ouverte à la mi-mars 2007 qui a permis de connaître
la composition de ces patrimoines. Les policiers ont fait avec leurs
moyens, un travail exhaustif que des journalistes n’avaient fait que
partiellement jusque là.
A l’origine, il y a eu une plainte déposée par des associations
françaises désireuses de dénoncer ce qu’elles appellent « la
dilapidation des richesses africaines », notamment une association
regroupant des immigrés congolais. A la surprise générale, cette
plainte n’a pas été classée immédiatement mais elle a donné lieu à une
enquête de police. Le magistrat qui a demandé cette enquête à la police
a pris cette décision quelques semaines après l’élection de Nicolas
Sarkozy. Beaucoup d’observateurs ont fait le lien avec l’arrivée à
l’Elysée du nouveau président. Ils ont cru voir dans l’ouverture de
l’enquête un signe de changement de la politique africaine de la
France. Ce lien n’a rien d’évident parce que le président de la
République ne fait pas la pluie et le beau temps dans la justice.
D’ailleurs, une fois l’enquête de police faite, le juge a décidé, en
novembre, que le délit n’était pas constitué et il a classé le dossier
« sans suite ».
Pour ma part, j’ai cherché à connaître le contenu de cette enquête de
police. Une fois que j’en ai eu connaissance, j’ai d’abord voulu
vérifier l’authenticité de ces informations pour éviter d’être
manipulé. Ensuite, j’ai du mettre de l’ordre dans ces informations très
volumineuses, générant plusieurs dizaines de pages de notes. Il m’a
fallu aussi vérifier un certain nombre de détails sur les dates et les
personnes citées afin d’aboutir à une information en béton. Sur un
sujet propice à polémique, on ne peut se permettre de faire la moindre
erreur, même sur l’orthographe d’un prénom. Ce travail s’est étalé sur
plusieurs mois.
Après avoir publié les résultats de cette enquête, on a observé un
certain nombre de conséquences. D’abord dans la France
institutionnelle, si on peut le dire, avec le limogeage de ministres,
selon certains observateurs. Ensuite au Gabon où la classe politique au
pouvoir s’est fortement agitée. Qu’est-ce qui explique cette agitation
là ? Est-ce que les récriminations faites par le parti au pouvoir au
Gabon vous paraissent fondées ? Et d’autre part, comment comprendre
cette attitude dans une France qui est considérée comme un pays des
libertés et de démocratie ?
La
France est un pays de libertés en ce sens qu’il y a des gens qui ont pu
porter plainte et un juge qui a pu déclencher une enquête, qu’il y a
une presse qui a pu en rendre compte, qu’il y a une liberté
d’expression pour le débat qui a suivi. Il se trouve qu’en ce moment,
un certain nombre de forces sociales aussi bien en Europe qu’en Afrique
réclament des informations de ce genre. Elles veulent en finir avec
l’opacité. Même les journalistes écarquillent les yeux quand des
responsables de pays très pauvres les reçoivent à Paris dans des lieux
d’un luxe inouï. Mais l’essentiel est que des associations de défense
des droits de l’Homme et des associations d’émigrés, estiment qu’il y a
un lien entre ces détournements d’argent et le manque de liberté qui
existe dans certains pays d’Afrique. Elles pensent également que si la
France veut continuer d’incarner les droits de l’homme et la justice,
elle doit apprendre à dire des choses à ce sujet.
Il s’est trouvé que, parallèlement à ce bouillonnement associatif,
Jean-Marie Bockel, alors secrétaire d’Etat à la Coopération, a donné,
en janvier dernier, une interview au Monde dans laquelle il a dit
vouloir « signer l’acte de décès de la Françafrique », autrement dit
des relations opaques et suspectes entre le continent et Paris. Il
s’est interrogé en ces termes : « sur 100 milliards de dollars annuels
d'aide pour l'Afrique, 30 milliards s'évaporent. Certains pays ont
d'importantes ressources pétrolières, mais leur population n'en
bénéficie pas. Est-il légitime que notre aide soit attribuée à des pays
qui gaspillent leurs propres ressources ? » Ces déclarations ont
suscité la colère de M. Bongo. Au moment du remaniement ministériel
qui, au mois de mars, a suivi l’élection municipale en France, M.
Bockel a été écarté du secrétariat d’Etat à la coopération pour être
rétrogradé aux « anciens combattants ». Cette mise à l’écart n’a rien à
voir avec mon enquête mais avec ses propres déclarations.
Est-ce que le fait que la procédure d’enquête initiée par la plainte
des associations se soit arrêtée au niveau de la justice d’une part, et
que d’autre part on ait quand même constaté quelques secousses, ne
confirme pas que la France-Afrique reste tout de même une réalité bien
vivante ?
La réaction publique
du Gabon n’est venue que plusieurs semaines après, au moment où, début
mars, le journal télévisé de 20h de France 2 a repris les informations
du Monde à propos de l’enquête de police. La mise à l’écart de M.
Bockel est intervenue peu après. De là à dire, comme on a pu le faire,
que c’est M. Bongo qui a eu la tête de Jean Marie Bockel.
Bien sûr, on peut le penser, mais il faut aussi tenir compte du fait
que M. Bockel est entré dans un gouvernement de droite alors qu’il
appartenait au parti socialiste. Il fait partie de ces « ministres
d’ouverture » choisis par M. Sarkozy. Cela ne plaisait pas à tout le
monde à droite. D’autres personnalités réclamaient des postes. Il est
probable que les pressions du Gabon ont joué. Mais, ce n’est pas
forcément la seule raison.
Est-ce qu’avec ce scénario cela ne confirme-t-il pas le fait qu’il y
ait certains liens entre la France institutionnelle et ces dictateurs
au pouvoir en Afrique qui appauvrissent leurs peuples au profit,
peut-être, de votre pays ? Est-ce que cela ne confirme-t-il pas le fait
que ces liens sont plus réels que jamais, contrairement aux
déclarations de Sarkozy quand il prenait son pouvoir ? Autrement dit,
de quel poids pèse M. Bongo dans la politique française, et dans la
politique française de l’Afrique ?
Cela jette en tout cas un doute sur la « rupture » annoncée par M.
Sarkozy. Mais la réalité est sans doute plus complexe : les rapports de
M. Sarkozy avec l’Afrique ne sont pas les mêmes que celles
qu’entretenait M. Chirac. M. Sarkozy n’a pas l’attirance que pouvait
avoir M. Chirac pour l’Afrique, ni surtout l’ancienneté de liens
personnels avec des dirigeants africains. Mais les intérêts économiques
n’ont évidemment pas changé. Et on sait, par exemple, combien sont
proches MM. Sarkozy et Bolloré, qui a de nombreux intérêts sur le
continent.
Quant à Omar Bongo, c’est plus compliqué encore parce qu’il est
considéré depuis des décennies comme un pivot de la politique française
en Afrique. Il jouit d’un grand prestige auprès de nombre de ses
homologues sur le continent, il est souvent intervenu dans les
conflits, il effectue des médiations entre des chefs d’Etat africains.
Donc à Paris, on pense, à tort ou à raison, que c’est un bon
missionnaire de l’Etat français en Afrique car il défend les positions
françaises.
Est-ce que ce n’est justement pour cette raison que la justice française a stoppé l’évolution de l’enquête ?
Je ne peux pas donner de réponse précise à cela. Je n’ai pas de preuve
qu’il y a eu des pressions. Ce qui est vrai est qu’en France, le
parquet, c’est-à-dire les magistrats qui décident d’ouvrir ou non les
informations, sont sous la tutelle du ministère de la Justice. Mais sur
le plan strictement juridique, le magistrat qui a pris la décision
d’arrêter l’enquête avait aussi des arguments pour classer le dossier.
Pour lui, il fallait apporter la preuve que tous ces biens qu’on a
répertoriés viennent de l’argent public. Le magistrat a estimé que
l’enquête n’apportait pas cette preuve-là. Ceci dit, ce dossier n’est
probablement pas terminé. Il semble qu’une autre plainte soit en
préparation par la voie de la « constitution de partie civile » dans
laquelle le parquet est obligé de saisir un juge d’instruction et donc
d’ouvrir une information. Mais pour être recevables dans ce cas, il
faut que les plaignants prouvent qu’ils ont un intérêt personnel à
agir. Des actions de ce genre, ouvertes par des contribuables qui
estiment que leur argent a été mal utilisé, ont déjà prospéré en France
contre certains hommes politiques.
Ne pense-vous pas que ce dossier pouvait connaître le même sort que
l’affaire Elf, avec toujours messieurs Sassou Nguesso et Omar Bongo ?
Je ne suis pas spécialiste de l’affaire Elf. Mais, cela me semble assez
différent. Parce qu’aucune société française n’est directement
impliquée. Ce sont des chefs d’Etat amis de la France. D’un point de
vue strictement économique, le problème est non seulement que cet
argent est détourné, mais qu’il n’est pas utilisé à des fins
productives. Même en ayant été détourné, il pourrait servir à faire des
usines, des plantations, à faire travailler des gens en Afrique.
Au total, selon l’Onu, 400 milliards de dollars ont été détournés
d’Afrique depuis trente ans. Cet argent, non seulement est souvent
envoyé à l’étranger, mais il est investi dans des choses tout à fait
improductives, comme des immeubles, des voitures, etc. Le même
phénomène de détournement de fonds publics existe en Asie, avec des
chefs d’Etats qui s’approprient des sommes faramineuses. Mais souvent
ils investissent dans leurs pays. Bien sûr, cela n’enlève pas le
problème des détournements. Mais, au moins cela a un impact économique
sur le pays.
Pour ce qui est du dossier du journal Le Monde sur le Gabon et le
Congo, est-ce qu’on peut s’attendre à ce type d’enquête sur les pays
voisins notamment sur le Cameroun ?
Ce type d’enquête est possible parce que dans les pays concernés, il y
a des gens dans la société civile, des journalistes aussi, des Ong qui
font leur travail et veulent le communiquer. Je ne vois pas pourquoi ce
travail en parallèle des professionnels de l’information et de la
société civile ne serait pas possible dans d’autres pays autres que le
Gabon et le Congo.
Est-ce qu’il y a des chantiers sur lesquels vous êtes en train de
travailler ? Est-ce que le Cameroun figure dans ces chantiers ?
Non, pas spécialement. Mais je sais qu’au Cameroun la corruption est un
problème. Ce n’est pas un mystère puisque c’est la une des journaux
presque tous les jours. Dans votre pays, c’est LE sujet d’actualité.
Dans d’autres pays, ce n’est pas aussi évident, parce que les autorités
n’acceptent pas d’aborder ces questions-là.
En parlant un peu de votre journal, il vient d’y avoir trois grèves en
un mois. Cela pose un réel problème. Le Monde est-il en train de
s’éteindre ? Qu’est-ce qui se passe ? Et puis, est-ce que la presse
écrite a encore un avenir ?
C’est
un vaste sujet et c’est quelque chose de très préoccupant pour nous.
J’ai toujours travaillé dans la presse écrite, et je pense qu’elle a un
avenir. En France, le problème c’est que les ventes de tous les
quotidiens nationaux payants sont en baisse. Et cela essentiellement à
cause de la concurrence de l’Internet et des nouveaux journaux gratuits
qui sont uniquement financés par la publicité. Sans doute aussi parce
que le contenu rédactionnel n’est pas suffisamment adapté au mode de
vie et aux préoccupations des gens.
Le problème s’est aggravé par le fait que les recettes publicitaires se
transfèrent de plus en plus du journal papier vers l’Internet. Nous
avons par exemple perdu tout le marché des annonces d’emplois. Les
recettes publicitaires en quelques années sont passées de 40% à 20% de
nos recettes. En ce qui concerne spécifiquement Le Monde, on a une
espèce de trésor à préserver. En France, nous sommes le dernier journal
à ne pas être contrôlé par un industriel ou un grand groupe financier.
Mais, qui est encore contrôlé par sa rédaction elle-même. Notre
rédaction détient une minorité de blocage du capital qui fait par
exemple que la désignation du directeur ne peut pas être décidée sans
elle. C’est quelque chose à laquelle nous sommes terriblement attachés.
Le jour où nous serons rachetés par un industriel qui sera tenté de
peser sur ce que nous écrivons pour protéger ses intérêts, nous aurons
perdu notre indépendance.
Mais si nous voulons rester indépendants, il faut revenir à l’équilibre
financier. La direction actuelle, que nous avons élue il y a quelques
mois, nous dit que cet équilibre financier passe par 129 licenciements.
Cela crée beaucoup d’émotion.
Et puis il y a un autre problème c’est celui du partage du travail
entre le journal papier et l’internet. Il y a dans notre journal, deux
rédactions complètement séparées. D’un côté la « rédaction papier »,
avec des journalistes très spécialisés, c’est la tradition du Monde. Et
puis il y a à côté la rédaction Internet qui est beaucoup plus jeune,
où les gens sont beaucoup plus polyvalents et beaucoup moins nombreux.
Or l’activité Internet appartient à une société qui est une filiale
dont Le Monde ne contrôle pas la totalité, et dont Lagardère (patron de
Paris Match, Europe 1, etc.) possède le tiers du capital. C’est une
activité dans laquelle il faut investir constamment et le journal seul
n’en a pas les moyens. Pour l’instant, le site Internet utilise tout le
contenu du journal en échange d’une somme que nous, à la rédaction «
papier », nous estimons insuffisante. Il y a un conflit là-dessus
d’autant plus crucial que le site Internet du journal Le Monde est le
premier site Internet d’information en France.
Est-ce que l’indépendance de la presse écrite n’est pas menacée dans ce contexte là ?
On peut le craindre. La presse écrite en France est faible
économiquement par rapport à d’autres pays comparables. Le tirage des
principaux journaux français est très bas par rapport aux journaux
allemands, anglais ou espagnols. Le Monde vend 400 000 exemplaires. En
Angleterre où la population est pratiquement identique à celle de la
France, il y a plusieurs journaux qui vendent plus d’un million
d’exemplaires. En France, il n’en existe aucun.
Source : Le Messager et El Gosto
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