Deux voitures bleues de police remontent à grand-peine la coulée de carrosseries que forment les embouteillages de Lagos, une lave figée et fumante. Sirènes, mouvements brusques et dépassements par le bas-côté : peu importe la méthode, pourvu qu'elle permette d'avancer, mètre par mètre, en direction de la péninsule de Lekki. Après le pont de Falomo, une autre voiture de police, coincée en sens inverse, leur adresse un salut perplexe. Sans doute parce que le conducteur du véhicule de tête, un 4 ×4 Mercedes, n'est pas un policier noir en uniforme, mais un petit homme d'affaires chinois à lunettes.
Jacob Wood, né à Shanghaï il y a cinquante-neuf ans, emmène ses hôtes visiter le chantier de 544 pavillons qu'une de ses sociétés, Golden Swan Nigeria Ltd, achève de construire à 25 kilomètres de là. Après d'ultimes manoeuvres pour échapper aux véhicules agglutinés à la sortie de la métropole, on roule à vive allure sur la voie express Lagos-Epe. "Mon père a dû s'enfuir à la victoire de Mao, lorsque je n'étais qu'un nourrisson, explique Jacob Wood. Il s'est réfugié à Hongkong avant d'ouvrir une usine textile à Lagos, en 1953, quand le Nigeria était encore une colonie britannique. Je n'ai pu quitter la Chine qu'en 1977 et je suis venu à Lagos faire la connaissance de mon père."
Les retrouvailles seront de courte durée : le fils est aussitôt envoyé à Toronto pour étudier l'économie. Quand il revient au Nigeria trois ans plus tard, Jacob Wood commence par diriger le restaurant Shangri-La, au sommet de l'hôtel Eko, un palace qui appartenait alors au Milliardaire rouge, Armand Hammer, patron de l'Occidental Petroleum. Dans les années 1990, alors que le Nigeria s'enfonce dans les années les plus sombres de la dictature militaire et que l'hôtel Eko périclite, il construit un restaurant en ville, le Golden Gates (1 500 places assises), puis se lance dans le bâtiment.
C'est aussi l'époque où la Chine devient une puissance économique mondiale. Jacob Wood, qui a toujours été réfractaire à l'idéologie communiste, découvre qu'il peut s'appuyer sur son pays d'origine pour investir en Afrique et fournir des ingénieurs de grande qualité à chacun de ses projets industriels. Il est aujourd'hui à la tête d'un groupe qui emploie plus de 1 500 personnes, dont 300 Chinois, et rend tellement de services au gouvernement nigérian qu'il a reçu, entre autres, la permission de passer toute sa flotte de 4 × 4 en immatriculation de police.
Arrivés au siège nigérian de Chevron-Texaco, les deux véhicules prennent à gauche et pénètrent dans un taillis de petites maisons toutes identiques. Au coeur de ce quartier qui pourrait avoir poussé à Dubaï ou en Californie, Jacob Wood s'arrête dans une cour jonchée de câbles électriques et de fers à béton. Un ingénieur chinois ouvre la porte d'une baraque rudimentaire, meublée de trois tables. Il s'appelle Reagan Zhou. Il a travaillé dans une entreprise d'Etat en Chine avant de tenter l'aventure. Après avoir tiré 185 km de lignes à haute tension au Surinam et passé trois ans au Koweït, il a pris contact avec Jacob Wood, qui dispose d'un bureau de recrutement à Shanghaï. A Lagos, il supervise la finition des 544 pavillons - construits en moins de deux ans - en attendant que son patron décroche une extension du projet : 500 villas de plus. "Tout est déjà vendu, dit-il en souriant. Chevron en a pris la plupart pour son personnel nigérian."
Avis à ceux qui pensaient que les Chinois, en Afrique, ne s'intéressaient qu'aux matières premières, en contrepartie de chantiers d'infrastructures géants financés par leur gouvernement : ils sont aussi les nouveaux entrepreneurs et les nouveaux investisseurs, dans des affaires privées et très florissantes.
Vite, Jacob Wood rappelle les policiers qui lui servent de gardes armés pour mettre le cap sur une autre pièce de son empire industriel. "Le textile était un super business. Pensez qu'il faut 7 mètres de tissu pour faire une tenue africaine ! C'est pas comme mon tee-shirt... Mais l'usine de mon père a été tuée par les importations chinoises trop bon marché. En 2003, le gouvernement nigérian a pris des mesures protectionnistes et a eu bien raison. Ce qu'il faut, c'est produire, en Afrique ! Importer, c'est du gaspillage pour tout le monde. Voyez les motos. En 2005, la Chine en vend 300 000 au Nigeria pour 100 millions de dollars. L'année suivante, elle en vend 600 000 pour le même prix ! Tout le monde est content, surtout les provinces chinoises qui se font bien voir grâce à leurs statistiques d'exportation. Mais songez à tout le métal et à l'électricité qu'il faut pour fabriquer une moto, alors que la Chine a tant besoin de métal et d'électricité ! J'ai accès aux plus hautes autorités de Pékin, mais quand je dis ça, on me prend pour un fou."
Une demi-heure plus tard, on pénètre dans une usine de machines de chantier, Golden Eagle Ltd, dont le hangar principal abrite des dizaines d'ouvriers nigérians. Ils coupent, percent et soudent des pièces qui formeront des bétonnières, des trieuses de gravier, des mélangeuses. Seul le moteur de ces engins est importé - de Chine. Le masque à souder laisse parfois apparaître un contremaître ou un technicien chinois, affecté aux pièces délicates et au maintien de la cadence. Au mur, le règlement : une première absence par mois ne donne plus droit à la prime de 1 500 nairas (9 euros), une deuxième entraîne une réduction de salaire, une troisième, le licenciement. Plus loin, dans la même enceinte, est installée Golden Ever Ltd, qui fabrique des fenêtres en PVC ainsi que des lambris. "J'utilise une partie de ces fenêtres sur mes chantiers et je vends le reste comme des petits pains, dit Jacob Wood devant des ouvriers qui chargent un camion. Vous savez qu'il faut en moyenne 17 portes pour une maison ? J'ai aussi ouvert une usine de portes."
Jacob Wood est un cas particulier, issu d'une vieille famille d'entrepreneurs. Sa longévité au Nigeria lui a permis de se constituer un réseau exceptionnel. En 2001, il a fait don d'une école pour 4 000 élèves dans le quartier de l'aéroport, ce qui lui a valu le titre de chef africain, qui figure en bonne place sur sa carte de visite. Mais il n'est pas seul. Au moins deux industriels chinois au Nigeria peuvent lui être comparés : M. Li, à Kano, dans le nord du pays, dont les usines emploient 2 000 ouvriers et exportent des sandales et des produits en plastique jusqu'aux Etats-Unis, et Y. T. Chu, à Lagos, propriétaire d'entreprises allant de la pâtisserie industrielle aux fonderies d'acier.
MM. Chu et Li sont tous deux de Hongkong et ont plus de 50 ans. Mais la nouvelle génération est, là aussi, originaire de Chine communiste et parfois très jeune. Roy Zhang, 26 ans, est secrétaire de l'Association des producteurs chinois de Lagos, qui compte quelque 200 membres : "Je suis venu en 2000 après un passage en Afrique du Sud pour vendre, comme tout le monde, de la pacotille chinoise. Quand le gouvernement a limité les importations, j'ai ouvert une usine de chaussures qui compte aujourd'hui 70 employés." Puis, Roy lève du capital et ouvre un restaurant de luxe dénommé Mr. Chang, en mars 2007, sur Owolowo, la principale artère commerciale de Lagos. Les matériaux sont nobles, le décorateur est une star à Shanghaï, le cuisinier aussi. L'endroit devient immédiatement un point de ralliement pour les politiciens et les grosses fortunes nigérianes.
Ce soir, Roy Zhang reçoit ses confrères de l'Association des entrepreneurs chinois. Le nouveau consul, Guo Kun, est présent ainsi que le reporter du West Africa United Business Weekly, premier journal chinois du Nigeria, 3 000 à 7 000 exemplaires selon les semaines, dont Roy est l'un des fondateurs. Pour ses hôtes, il a déployé un menu pantagruélique et des dizaines de bouteilles de bai jiu (alcool fort chinois). Une fois le dernier convive parti en titubant, Roy se laisse aller à une dernière bière avec le journaliste de passage. "La France est une grande nation, dit-il. J'adore aller faire du shopping à Paris. Mais quand je vois comment les Nigérians qui demandent un visa à Lagos se font humilier au consulat ! C'est pas malin, certains sont vraiment très riches. Le consulat chinois fait mieux. Il trie les bons et les mauvais. (...) Si le mec est important, s'il a de bonnes affaires, il aura son visa sur un plateau. Vous n'imaginez pas tout ce que le consulat fait pour nous, et tout ce qu'on fait pour lui. Et vous, avec toutes les informations que vous récoltez, j'espère que l'ambassade de France vous paie bien. Ah non ? Rien ? Ça ne m'étonne pas qu'Alcatel ou Bolloré perdent tellement de marchés au Nigeria. (...) Notre gouvernement nous aide par tous les moyens. Des informations, des conseils juridiques, des prêts sans intérêt. Et quand on rentrera en Chine, il nous vendra des terrains au rabais, pour les services qu'on a rendus en Afrique."
Il n'empêche que le succès des Chinois reste un mystère. Même pour Pat Utomi, réputé meilleur économiste nigérian, candidat malheureux à la présidentielle d'avril 2007 et patron de la Lagos Business School. "Je ne comprends pas comment ils font. Nos entrepreneurs ferment leurs usines, alors qu'ils n'arrêtent pas d'en ouvrir. J'ai commandé un rapport à mes étudiants." Lesquels seraient bien inspirés d'aller faire un tour dans l'usine de biscuits Newbisco, propriété de Y. T. Chu à Ikeja, près de l'aéroport de Lagos, fondée par un Britannique avant la décolonisation, qui l'a cédée à un groupe indien dans les années 1980. Quand Y. T. Chu l'a reprise en 2000, elle était en quasi-faillite. Yechang Wang, ingénieur en électricité arrivé de Chine il y a quinze ans - il y retourne une fois par an, voir sa femme et son fils -, y dirige la production. "On a remplacé la moitié des lignes de production par des machines chinoises, quatre fois moins chères que l'équivalent européen, dit-il. On a tiré un gazoduc à nos frais, rien que pour l'usine, afin de remplacer les fours au diesel. On a construit ce hangar pour avoir un immense stock de farine, d'huile et de sucre. On a rendu les analyses de qualité très sévères et on a motivé les 700 ouvriers, qui travaillent en deux équipes de douze heures."
L'usine produit désormais plus de 70 tonnes de biscuits par jour et songe à s'agrandir. "Nous couvrons à peine 1 % des besoins du marché nigérian", sourit M. Chu. Le matin, à son domicile qui donne sur le port de Lagos, meublé façon campagne anglaise, il était intarissable sur la différence entre les Chinois de Hongkong, "ouverts, éduqués, sophistiqués" et ceux du continent, qu'il faut encore dégrossir. Après la visite de l'usine, il invite ses deux lieutenants, originaires de Chine communiste, à partager café et biscuits dans un bureau. Et l'on comprend à quel point ces deux-là lui sont dévoués.
Le responsable des achats de farine et de sucre, Benjamin Chen, achète aussi les fournitures de l'usine de matériel électrique, les déchets d'acier et toutes les machines chinoises. "Nous faisons tous plusieurs jobs, c'est ça le secret de notre réussite, dit-il. Vous faisiez pareil en Europe il y a cinquante ans, quand vous aviez encore envie de travailler, n'est-ce pas ?" Sa femme est déjà venue lui rendre visite, mais il préfère qu'elle reste en Chine élever leur enfant. "Il n'y a pas d'école chinoise au Nigeria, alors que nous sommes des dizaines de milliers de Chinois, reprend Yechang Wang. Et c'est très bien comme ça. Nous ne sommes pas en train de nous installer définitivement. Nous sommes ici pour affaires. Nous n'avons pas de culture à imposer. Nous ne sommes pas des colons."
Quelques minutes après avoir rempli les tasses, l'assistante nigériane revient faire signer à son patron une fiche en quatre exemplaires : 512 nairas (3 euros) pour le café. A l'hôtel Millenium de Jacob Wood, un document posé sur la table de nuit donne les prix des 35 objets présents dans la chambre, afin que le client sache combien il lui en coûtera d'emporter ou de casser la bouilloire électrique (3 000 nairas, soit 17,50 €), le cendrier (300), le téléviseur (32 000), les rideaux (3 500), le tapis de bain (1 200), la lampe murale (1 500) ou le coffre-fort (12 000).
Les montants que brassent les Chinois de Lagos sont pourtant considérables. Pour en juger, pas de bilan consolidé, de chiffre d'affaires ou de bénéfice avant impôt. Les critères disponibles sont la taille des usines, le nombre d'employés, la flotte de voitures et les projets en cours. Jacob Wood est en train de construire une usine de montage de téléviseurs dans la zone franche de Calabar, près de la frontière camerounaise, où il possède déjà une unité qui assemble des climatiseurs. Roy Zhang va se lancer dans l'hôtellerie à Lagos. "L'Afrique est vraiment une immense opportunité, qui tombe à point pour nous,C'est le dernier endroit comme ça sur terre, où l'on peut faire autant d'affaires." Jacob Wood va plus loin : "Je vais vous dire la vérité. La Chine utilise l'Afrique pour arriver au niveau des Etats-Unis, puis les dépasser. Pour ça, elle est prête à tout, comme construire un chemin de fer nigérian qui sera toujours déficitaire (un contrat de 8,3 milliards de dollars a été signé en novembre 2006) et même lancer en orbite un satellite nigérian (chose faite le 14 mai 2007)." dit-il.
Les Chinois n'ont pas leur pareil pour, sans se mêler de politique, se trouver toujours du côté des vainqueurs. Y. T. Chu se considère comme un ami personnel du président sortant, Olusegun Obasanjo. Dans son salon, une photo les montre, tous deux, à l'ombre d'un arbre. "J'étais aussi invité aux trois jours de célébration pour son 70e anniversaire, les 6, 7 et 8 avril, dit-il. Mais j'étais en déplacement, alors je suis passé le 9 lui remettre son cadeau, dans sa ferme, qui n'est pas loin de mon aciérie." Jacob Wood, lui, était conseiller du président en matière de petites et moyennes entreprises. Il l'a rencontré très souvent et se réjouit de travailler avec son dauphin et successeur, Umaru Yar'Adua.
Cette proximité avec le pouvoir permet de ne pas rater les moments cruciaux pour les affaires que sont les débuts de chaque nouvelle administration. "Il y a un nouveau président et des nouveaux gouverneurs. Ils vont lancer plein de projets, pour dépenser un maximum d'argent au début et toucher un maximum de commissions. C'est maintenant que tout se décide, et nous sommes prêts !", affirme Jacob Wood.
Son ami Y. T. Chu, pour sa part, regrette l'époque des coups d'Etat militaires à répétition. "Chaque nouveau dictateur annulait les projets du précédent et en lançait de nouveaux, dit-il. L'acier qu'on récupérait sur les chantiers interrompus était de grande qualité, on le fondait et on le revendait à prix d'or !"
Commentaires