Il est à peine 8 heures du matin lorsque Francesca reçoit un coup de téléphone de Jesus, son mari. Il crie qu'ils sont là, qu'ils jaillissent de partout, des hommes par centaines venus arrêter les sans-papiers de l'usine. Francesca n'y croit pas, puis s'affole, lui conseille de courir, de prendre la porte, de s'enfuir à travers champs. Loin, très loin de Worthington, cette ville-dortoir accrochée au bord d'une autoroute du Minnesota et dans laquelle ils habitent depuis des années. Jésus ne répond plus.
Francesca ne le reverra pas. Jesus a été pris, comme beaucoup d'autres, dans les mailles du filet des fédéraux américains. Capturé au cours d'une descente des agents de l'Immigration and Customs Enforcement (ICE), cette police de l'immigration chargée de la lutte contre les clandestins. Une arrestation soigneusement préparée, comme toutes celles inscrites dans le nouveau plan gouvernemental Operation Return to Sender (opération "Retour à l'envoyeur"), qui a déjà touché, en moins d'un an, plus de 23 000 personnes. Un chiffre en rapide augmentation ces derniers mois et qui bouleverse profondément les communautés immigrées à l'heure où le Congrès, à Washington, n'en finit pas de discuter du projet de loi qui permettrait de régulariser les douze millions de sans-papiers qui vivent aux Etats-Unis.
"Jusqu'à récemment, ceux qui réussissaient à entrer dans le pays n'avaient pas grand-chose à craindre. Mais la multiplication des raids dans les entreprises a changé la donne", raconte tristement Francesca. Elle n'a pas bougé. Quatre mois après l'expulsion de Jesus, le 30 janvier, vers son Salvador d'origine, la jeune femme de 36 ans a choisi de rester dans cette petite agglomération sans relief, mais où le travail ne manque pas. Tout autour, au-delà des cultures de maïs et de betteraves qui s'étendent à perte de vue, les fermes agricoles et d'élevage tournent à plein. Et puis, il y a Swift, cette immense usine d'abattage de porcs, plantée à l'entrée de la ville, où l'on recrute chaque semaine en raison d'une rotation élevée de main-d'oeuvre peu qualifiée.
Derrière l'enseigne rouge vif, plus de 2 000 personnes aux salaires négociés avec le syndicat local. Un travail à la chaîne, toujours répétitif et souvent éprouvant, mais dont le tarif horaire s'échelonne de 11 à 13 dollars (de 8 à 10 euros environ), soit pratiquement le double de celui d'un plongeur dans un restaurant ou d'un serveur chez le McDo du coin. Ici, presque les deux tiers des ouvriers sont d'origine latino-américaine. Une main-d'oeuvre immigrée qui n'a cessé de grossir ces deux dernières décennies, poussée par la pression démographique des Etats voisins du Wisconsin et de l'Illinois, avec sa foisonnante Chicago, où leur nombre dépasse déjà les moyennes nationales.
Au cours du raid chez Swift, 230 travailleurs en situation irrégulière ont été arrêtés aux côtés de Jesus. Presque tous provenaient d'Amérique centrale. Tous ou presque ont été expulsés, comme l'autorisent les nouvelles procédures. Dix-sept de ces ouvriers sont encore incarcérés dans le centre pénitentiaire Elk River, près des "villes jumelles" de Minneapolis et Saint Paul, capitale fédérale du Minnesota. Un petit groupe a été inculpé de charges criminelles pour "faux papiers, vol et usurpation d'identité". Ils risquent la prison ferme avant d'être, très certainement, expulsés à leur tour.
Depuis les événements chez Swift, d'autres chasses aux sans-papiers ont eu lieu : dans le Michigan, en Floride, Arizona, Californie, Illinois, Massachusetts, Maryland... et une nouvelle fois dans le Minnesota, le 13 avril, à Willmar, à une heure de route au nord de Worthington,
dans une usine de conditionnement de la dinde. Fait rarissime dans ce pays où la carte d'identité n'existe pas, des contrôles ont été effectués, le 19 mai, par les agents de l'ICE à Minneapolis dans les quartiers sud à forte population mexicaine.
Toutes ces opérations ont fini par provoquer des réactions d'hostilité dans de nombreuses municipalités. Des mouvements de colère provenant d'associations de défense des immigrés et soutenues par de hauts dignitaires de l'Eglise catholique ont éclaté à travers le pays. Rappelant les initiatives qu'avaient connues les Etats-Unis dans les années 1980, lorsque des églises accueillaient les populations fuyant les guerres civiles d'Amérique centrale, certaines paroisses proposent depuis quelques semaines des sanctuaires aux sans-papiers. Initiatives reprises par des mairies, comme celle de San Francisco. Dans un texte commun, les sept évêques du Minnesota ont appelé à l'arrêt immédiat des raids, "qui sapent les efforts engagés afin de rapprocher les différentes communautés et violent les droits des travailleurs et la dignité du travail". Proclamation solennelle qui place l'Eglise au chevet des immigrés latinos, catholiques à 90 %.
St. Mary est la plus grande des neuf églises hispaniques que compte Worthington. Chaque dimanche, la messe en anglais est suivie d'une messe en espagnol devant une salle comble pouvant accueillir jusqu'à 700 personnes. C'est ici que les familles d'origine latino-américaine se sont rassemblées spontanément dans les jours qui ont suivi le raid. Francesca est venue, elle aussi, quasi quotidiennement, pour demander des nouvelles de son conjoint. C'est là qu'elle a appris que les autorités exigeaient une caution de plus de 3 000 dollars pour le libérer. Une somme évidemment hors d'atteinte pour la jeune femme.
Francesca a repris sa place dans la chaîne d'abattage chez Swift, il y a quelques semaines à peine. "Nous ne sommes pas des criminels. Nous sommes ici pour travailler et même pour aider ce pays économiquement", explique-t-elle, assise aujourd'hui dans le minuscule salon du presbytère, avec ses mots d'espagnol. Elle insiste : "Je refuse de vivre dans la peur."
L'histoire de Francesca résume assez bien les vies en ligne brisée de ces clandestins. Arrivée en 2001 pour rejoindre Jesus, lui-même parti depuis 1998 du Salvador, elle travaille comme lui dans différents Etats avant qu'ils ne s'installent en 2002 à Worthington, sur les conseils d'un membre de la famille. Contrairement à son mari, Francesca est parvenue à obtenir un document officiel, un permis de travail d'un an renouvelable, grâce à un curé rencontré dans l'Iowa.
Comme la grande majorité des migrants d'Amérique latine, Francesca envoie chaque mois une somme d'argent, la remesa, vers son pays d'origine. Quelque 450 dollars pour la famille, "parce qu'elle prend soin de (ses) trois premiers enfants", et, désormais, 200 dollars à son mari, sans emploi au Salvador. "Il n'y a pas de travail là-bas et, s'il en trouve, c'est à 1,25 dollar de l'heure..."
Elle fait une pause. Observe longuement ses mains, gonflées par les cadences de l'usine. Jesus l'a appelé un peu plus tôt dans la journée. Elle dit ne pas savoir ce qu'il compte faire. "S'il revient, il pourrait écoper de dix ans de prison en cas d'une nouvelle arrestation par les agents fédéraux."
Soeur Karen écoute attentivement. Assise face à la jeune Salvadorienne, cette grande Américaine aux cheveux d'un gris abondant, ancienne missionnaire au Guatemala dans les années 1980, confirme que la ville de Worthington est en état de choc, que certains sans-papiers se cachent, alors que d'autres ont décidé de quitter la région.
Soeur Karen sort un tas de fiches blanches où figurent les noms des fidèles de l'église St. Mary. "180 des 231 personnes arrêtées venaient ici", reconnaît-elle. Lentement, elle épelle leurs noms, ceux des enfants, le pays d'où ils viennent. "Souvent, ils partent, et il n'est pas rare qu'ils reviennent avec des noms différents." Depuis des mois, la paroisse organise des collectes pour les cas les plus difficiles. Par exemple pour cette femme sans emploi dont le mari allait être expulsé. "Elle-même ne souhaitait pas rester et n'avait personne pour s'occuper des enfants... nous lui avons acheté un billet de retour."
Un peu plus loin, de l'autre côté de la route principale, le local de l'UFCW, le syndicat de la production alimentaire chez Swift. C'est l'autre lieu de la mobilisation, le point de passage de tous les ouvriers de l'usine, située à moins de cinq minutes en voiture. Ici aussi on a aidé les familles à payer l'eau et l'électricité, une partie des loyers. Comme ailleurs en ville, on évoque ouvertement cette crainte de la communauté latino-américaine. Un des responsables de la section, David Rehnelt, grand escogriffe de 49 ans, parle même d'une très légère baisse du nombre d'ouvriers d'origine hispanique venus postuler chez Swift ces dernières semaines.
Le shérif Mike Cumiskey n'a pas participé au raid. "Je ne coopère pas avec les autorités fédérales en charge de l'immigration", explique-t-il doctement, assis derrière un bureau du poste de police flambant neuf. Il ajoute : "J'espère que cela ne se reproduira pas souvent." Apprécié des communautés immigrées et des membres du syndicat, Mike, qui n'hésite pas dire qu'"il y a des jobs que les Américains ne veulent plus faire", estime que ces descentes à répétition des fédéraux s'inscrivent dans une logique purement médiatique, "comme pour rattraper une image de relâchement du gouvernement sur la question".
Homme de terrain, il assure avec aplomb que la politique d'immigration est "mauvaise". Il cite les statistiques de Worthington, qu'il compare chaque année avec Fairmont et Marshall, deux agglomérations de taille identique dans le Minnesota, mais dont le pourcentage d'immigrés est pratiquement nul. "Nous avons un taux de criminalité plus faible qu'eux", indique Mike, qui insiste sur l'emploi, un tissu social dense et donc efficace. "A Washington, les hommes politiques se demandent s'il faut une amnistie pour les sans-papiers. Mais la réalité, c'est qu'on ne peut pas renvoyer 12 millions d'individus... Les seuls à l'avoir fait s'appellent Hitler, Staline et Pol Pot !"
Mike explique avoir refusé l'offre du gouvernement fédéral l'autorisant à vérifier l'identité des gens dans les rues. "Ce n'est pas notre boulot, même si certaines polices municipales en Californie ou en Arizona ont accepté de collaborer avec les fédéraux, comme le très médiatique shérif de Maricopa."
C'est que la lutte contre les sans-papiers se durcit. D'après la Conférence nationale des législations des Etats, plus de 80 lois relatives à l'immigration ont été promulguées en 2006 dans 32 Etats. La plupart visent à renforcer l'arsenal répressif : le Wyoming a adopté un texte obligeant tout nouveau fonctionnaire à fournir la preuve de sa citoyenneté américaine ou un titre de résident permanent au moment de l'embauche. Le Kentucky exige désormais la présentation d'un document identique pour l'obtention de certains permis professionnels. Farmers Branch, ville-banlieue de Dallas, vient de rendre illégale la location d'une maison à des sans-papiers. Des propriétaires et des hommes d'affaires ont fait appel. En Pennsylvanie, la commune d'Hazelton refuse d'accorder des licences aux entreprises employant des clandestins et oblige les services municipaux à émettre des documents uniquement en anglais. La Chambre de commerce des Etats-Unis est venue soutenir les associations ayant tenté de s'opposer à un tel dispositif.
A Washington, les groupes de pression hostiles aux sans-papiers sont également actifs depuis des mois. "Nous appelons les agents de l'ICE pour que le sentiment de pouvoir être un jour arrêté se diffuse chez les clandestins", affirme Rosemary Jenks, de Numbers USA, qui milite pour une baisse de l'immigration. L'influente Fédération pour une réforme de l'immigration américaine (FAIR) s'en prend à ces clandestins qui, selon elle, épuisent l'économie du pays.
Assis dans son petit bureau vitré de la capitale fédérale, Jack Martin, l'un des directeurs de l'organisation, juge que les raids prouvent à quel point "les employeurs ne prennent pas suffisamment de précautions avant d'embaucher". Pour lui, les amendes infligées aux patrons peu regardants sont "une bonne chose, mais qui ne suffira pas à arrêter les clandestins". Chaque année, ils seraient, d'après son organisation, près d'un million à franchir illégalement la frontière, une véritable "invasion" à ses yeux.
Mariano n'a rien d'un envahisseur. Originaire du Mexique, ce jeune trentenaire au corps frêle n'a pas de papiers depuis 1990, date de son entrée illégale aux Etats-Unis. Responsable de l'Immigrant Freedom Network (Réseau de l'immigrant libre), une association qui milite en faveur de l'accès à l'éducation des jeunes immigrés, il travaille depuis une demi-douzaine d'années avec les communautés hispaniques de Worthington. Plusieurs fois par mois, il effectue le trajet entre son petit appartement de Minneapolis et la ville pour venir en aide aux familles dans le besoin.
Convaincu que les descentes des agents fédéraux ne cesseront pas - du moins jusqu'au vote d'une nouvelle loi sur l'immigration -, Mariano focalise une partie de son action sur le problème posé par les enfants nés sur le sol américain de parents en situation irrégulière. En vertu du 14e amendement de la Constitution américaine, ils ont la citoyenneté américaine et sont donc inexpulsables. Or, depuis 1996, rappelle-t-il, les juges ne peuvent plus autoriser les clandestins à rester aux Etats-Unis au seul motif que leur enfant est américain. Avec des conséquences parfois dramatiques. D'après le Pew Hispanic Center, près de 3,1 millions d'enfants nés aux Etats-Unis auraient au moins un des parents en situation irrégulière. Ici, à Worthington, Mariano affirme que ceux qui ont été arrêtés au cours du raid étaient eux-mêmes parents d'au moins 300 enfants ayant la citoyenneté américaine.
Dans l'église St. Mary, Francesca rassemble hâtivement ses affaires. Elle est en retard et doit déposer ses enfants chez des proches avant de repartir à l'usine. Sa dernière fille dort, blottie au creux de ses bras. Elle a tout juste 3 mois et n'a pas encore vu Jesus, son père. "Je ne sais pas quand, dit Francesca, mais il va revenir un jour, je le sais... Avec lui, la vie était formidable ici."
Nicolas Bourcier (Le Monde)
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