Elu il y a cinq ans sous la bannière du changement, Abdoulaye Wade n'a pas tenu les promesses d'une alternance réussie. Tandis que les «affaires» empoisonnent de plus en plus le climat
Un vent malsain souffle sur Dakar, charriant son lot de rumeurs vénéneuses et de coups tordus. Cinq ans après le triomphe électoral du libéral Abdoulaye Wade, tombeur d'un pouvoir socialiste fourbu, les bourrasques de la déception ont balayé les promesses du sopi - mot wolof pour «changement». Il suffit que le vieux président au crâne poli s'éclipse dix jours en France pour que radio-trottoir le donne mourant, terrassé par un mal mystérieux. En fait, l'ancien avocat a subi dans un hôpital parisien une intervention bénigne à l'œil et affiche une vitalité que tout octogénaire peut lui envier. Il n'empêche: aux prises depuis le naufrage du Joola (1) avec une conjonction astrale funeste - invasion de criquets, inondations - le régime se raidit, criant au complot et à l'injustice.
L'affaire Seck a assombri l'horizon. Depuis le 23 juillet, l'ancien Premier ministre, dauphin déchu de Me Wade, dort à la prison dakaroise de Rebeuss. On reproche à cet ambitieux quadra le détournement d'une somme colossale à la faveur de travaux entrepris à Thiès, ville dont il est maire. Bizarrement, le ministre des Finances, lui aussi rudement épinglé par le rapport de l'Inspection générale de l'Etat (IGE), n'a pas été inquiété; comme si ses liens privilégiés avec la confrérie musulmane des tidjanes et l'estime des bailleurs de fonds lui valaient indulgence plénière. Un grief plus grave pèse sur «Idy» Seck, inculpé d'atteinte à la sûreté de l'Etat et à la défense nationale. «Un peu hasardeux, avance un initié. Voilà des mois que les enquêteurs courent en vain après les preuves.» De là à élever l'ex- «fils spirituel» du président au rang de martyr embastillé… La diffusion par ses soins de deux CD pro domo parsemés de notations intimes sur la famille Wade a choqué. Tout comme lassent ses oracles grandiloquents, truffés de références coraniques. D'autant qu'au temps de sa splendeur celui qui fut tour à tour le protégé du Gorgui - le Vieux - son directeur de campagne, son dircab puis son chef du gouvernement péchait par arrogance.
«Idy, c'est Iznogoud. Il a voulu trop vite devenir calife à la place du calife» |
Avec un zèle touchant, la garde rapprochée du président, à commencer par son fils Karim, brosse du surdoué aux dents longues un portrait accablant: le voici dépeint sous les traits du félon retors, paresseux, avide d'argent et d'attributs protocolaires, de l'ingrat que le héraut du sopi avait logé, vêtu et nourri au temps où ce Rastignac sénégalais fréquentait Sciences po. «Il a trahi ma confiance», confie sobrement à L'Express son ancien mentor. D'autant que, avec un sens aigu des réseaux, Idrissa Seck tissera sa toile au sein du Parti démocratique sénégalais (PDS), noyautant le bureau politique et décernant les investitures à l'heure des scrutins. Ces épisodes ont laissé des traces: çà et là, pro-Seck et pro-Wade s'empoignent férocement. Au fond, leurs idoles jouent une version africaine de l'éternel duel entre César et Brutus. Les anciens, eux, invoquent le bras de fer qui, dès 1962, mit aux prises Léopold Sédar Senghor et son Premier ministre Mamadou Dia, poursuivi pour haute trahison. «Idy, c'est Iznogoud, s'amuse un expatrié. Il a voulu trop vite devenir calife à la place du calife.» Plus que son ambition, jugée hier légitime, sa hâte aura été fatale à l'héritier. Emmené par les ministres de la Justice, de l'Intérieur ou de la Solidarité et quelques piliers du cabinet présidentiel, la coterie des faucons s'est bien sûr ingéniée à souffler sur les braises. Il faut entendre Cheikh Tidiane Sy, garde des Sceaux, raconter comment tel document a «conforté la présomption de culpabilité».
Quand siffle la bise, «Ablaye» Wade se replie sur le premier cercle, familial et politique. Mais sans rien renier de son credo de monarque élu. A ses yeux, l'art de gouverner se conjugue à la première personne du singulier. Je décide, ils exécutent… Verdict d'un ami de jeunesse: «Généreux, il peut tout partager. Sauf le pouvoir.» L'homme va vite et voit loin. Trop vite et trop loin, parfois. Il a cette impatience de l'opposant chronique parvenu sur le tard aux manettes. En 2000, à peine élu, Me Wade promet de résoudre en cent jours le casse-tête de la Casamance, théâtre depuis vingt-deux ans d'accrochages meurtriers avec une guérilla séparatiste. Cinq années n'y ont pas suffi. Il décrète qu'un premier avion décollera du futur aéroport Blaise-Diagne dès février prochain? Pari perdu. Quand l'intendance peine à suivre ou que la troupe traînaille, on le sait entêté, cassant, colérique. Il peut fort bien, tel un visionnaire omniscient, infliger à des experts du BTP un cours sur les techniques de terrassement. Car l'homme se veut bâtisseur. L'idée d'aménager loin de Dakar un pôle urbain pour désengorger cette capitale menacée d'étouffement n'a rien d'absurde. Mais les «grands chantiers» si chers au président tardent à sortir de terre et n'allègent en rien, à ce stade, le fardeau quotidien des humbles.
Panafricain fervent, «Ablaye» se sent à l'étroit sur la scène nationale. On l'a vu endosser le boubou du médiateur dans les crises ivoirienne et malgache, quitte à s'irriter du modeste écho de ses conseils. Quand, fin octobre, Dakar lâche Taïwan pour renouer avec Pékin, il offre aux deux Chines ses bons offices. Sûr de son aura et friand de lauriers, le chantre du sopi collectionne avec une fierté juvénile les prix, trophées et doctorats honoris causa. «Avant de formuler une prudente critique, avoue un collaborateur, il faut flatter son ego.»
«Je suis écartelé.» Vieux compagnon de Wade et cousin d'Idrissa Seck, celui qui parle ainsi plaide en vain l'apaisement. «J'ai risqué le poteau pour le parti, soupire-t-il, mais j'ignore si mes courriers parviennent au président.» Cet «ami de cinquante ans» incarne l'amertume des militants des temps héroïques, délaissés au profit des transfuges venus des rangs socialistes. «Le pouvoir recycle les déchets du PS», assène Abdoulaye Bathily, archétype des déçus du «wadisme». Lui qui, en 1999, était venu implorer l'avocat de quitter sa retraite parisienne pour défier le sortant Abdou Diouf a demandé voilà peu pardon au peuple sénégalais… Au soir de la victoire du Vieux, Abdou Latif Coulibaly, alors à la tête de Sud-FM, a pour sa part «dansé du bureau au studio». Il ne danse plus. Auteur en 2003 d'un essai incisif sur L'Alternance piégée, ce journaliste achève la rédaction de deux ouvrages. Une enquête qui incrimine Wade, pourtant blanchi entre-temps par la justice, dans l'assassinat, voilà douze ans, du vice-président du Conseil constitutionnel Babacar Sèye; et un roman mettant en scène un potentat finissant obsédé par un manuscrit subversif. Parabole transparente: suspecté en haut lieu de «rouler» pour Seck, Coulibaly accuse les autorités d'avoir piraté son ordinateur. «Pis, insiste-t-il, des jeunes femmes reçoivent des mails ou des appels nocturnes leur suggérant de subir un test de dépistage du sida au cas où elles auraient eu avec moi une aventure. Et un ministre a tenté de marchander mon silence.»
Si l'alternance a libéré les énergies, dopé la croissance et arraché le pays à l'apathie, elle n'a éradiqué ni la pauvreté ni la corruption. Au palmarès du développement humain des Nations unies, le Sénégal végète au 157e rang sur 177. Voici comment un officiel a récemment affranchi tel investisseur: «Ce sera 2 milliards de francs CFA: 1 pour l'affaire et 1 pour moi, dont la moitié ira au parti.» «Les dés sont pipés, renchérit un entrepreneur. Pour décrocher un marché sérieux, il faut traiter avec Wade, son fils ou un de leurs intimes.» Hier banquier à Londres, Karim Wade a longtemps campé dans la coulisse. Avant de s'aventurer sur la scène: conseiller spécial de son père, il anime l'agence chargée d'orchestrer en 2006 à Dakar le sommet de l'Organisation de la conférence islamique (OCI). De là à nourrir les fantasmes de succession dynastique… «Hors de question!» tranche l'intéressé. Rêverait-il d'un tel destin que Karim n'en dirait rien: lui sait ce qu'il en coûte de guigner un fauteuil aussi peu vacant.
Vincent Hugeux (LEXPRESS.fr)
Commentaires